Un juge face aux Khmers rouges

Au terme d'un accord signé en 2003 entre le Cambodge et l'ONU, les « chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens » (CETC) ont été chargées de juger les «les plus hauts dirigeants khmers rouges» et les «principaux responsables des crimes» commis entre 1975 et 1979.
Marcel Lemonde en fut le premier juge d'instruction. Ce magistrat français livre le témoignage des 4 ans qu'il a passés à Phnom Penh et fait le constat désabusé de son échec prévisible.
La tâche est immense. Il faut juger les auteurs d'un génocide sanguinaire responsable de près de deux millions de morts, soit le quart de la population du Cambodge de l'époque. Les faits sont vieux de plus de trente ans. Les coupables sont vieillissants (Pol Pot est mort en 1998, Ta Mok en 2006 et l'instruction est hantée par la crainte que les accusés ne décèdent en cours de procès, comme Milosevic à La Haye). Les témoins ont souvent perdu le souvenir précis des faits et renâclent à parler de peur des représailles. C'est que le régime de Hun Sen – qui a renversé en janvier 1979 le régime de Popl Pot avec l'aide de l'armée vietnamienne – se montre très réticent à organiser ce procès.
Pour relever ce défi, les CETC présentent bien des handicaps. Il ne s'agit pas d'un tribunal international, mais d'un tribunal « internationalisé » composé de juges internationaux et d'une majorité de juges cambodgiens. Il est installé à Phnom Penh sur les lieux mêmes des crimes dont il juge les auteurs, tel S-21, un lycée de la ville converti en centre de détention et de torture dont le directeur, Duch, sera le premier accusé. Il applique une procédure pénale cambodgienne, héritée du système inquisitoire français, alors que la plupart des juges internationaux et des avocats sont familiers de la procédure accusatoire anglo-saxonne. Il donne aux victimes la possibilité de se constituer partie civile, dans l'objectif, louable, de les associer au procès, mais avec le risque d'engorger la procédure. Enfin, à la différence des autres tribunaux internationaux dotés d'un budget confortable, il est financé par des contributions volontaires des Etats-membres de l'ONU et fonctionne sous la menace permanente de restrictions budgétaires.

Dans ces conditions, la tâche de Marcel Lemonde ne fut jamais aisée. Il en témoigne avec une belle lucidité, sans sombrer dans le double écueil de l'amertume cynique ou de l'idéalisme naïf. Flanqué d'un co-juge d'instruction cambodgien avec lequel les relations ne furent jamais simples, il a instruit deux dossiers. le premier est celui du gardien de S-21. Déjà présent dans « Le portail » de François Bizot (2000), Duch a atteint une certaine notoriété en devenant le personnage principal du film de Rithy Panh « Le maître des forges de l'enfer » (2011). Il a accepté de reconnaître ses crimes et de collaborer avec le tribunal, livrant un témoignage dont la précision maniaque le dispute à l'inquiétante inhumanité. Rien de tels chez les quatre autres accusés faisant l'objet de l'instruction n° 002 : Nuon Chea, l'idéologue du régime, Ieng Sary, le ministre des affaires étrangères, son épouse Khieu Thirith, ministre des affaires sociales, et Khieu Samphan, le chef de l'Etat, se sont murés dans un silence hostile sur les conseils de leurs avocats, parmi lesquels Jacques Vergès.
Marcel Lemonde a quitté Phnom Penh fin 2010. Bien mal récompensé de sa collaboration, Duch a été condamné en appel à la prison à vie. Ieng Sary est mort en mars 2013. Atteinte de la maladie d'Alzheimer Khieu Thirith est libérée en septembre 2012. Nuon Chea et Khieu Samphan attendent encore d'être jugés. Aucune mesure d'instruction n'a été ouverte contre les autres responsables du génocide.