Aubade orientale
Ce lit n’est-il pas comme un rivage,
une bande littorale où nous sommes couchés ?
Rien n’est sûr comme la saillie de tes seins
qui émergent du vertige de mes sens.
Car cette nuit où tant de cris retentirent
— bêtes qui s’appellent et se déchirent —
ne nous est-elle pas atrocement étrangère ?
et ce qui dehors se lève, qu’on nomme le jour,
nous est-il donc plus accessible qu’elle ?
On devrait pouvoir s’enfouir
l’un dans l’autre s’emboîter
tels les pistils et les étamines ;
à tel point partout grandit
et se jette contre nous la démesure.
Mais pendant qu’on se serre l’un dans l’autre
pour ne pas voir le péril tout autour
elle peut jaillir de toi ou de moi
car nos âmes vivent de trahir.
Dame à son miroir
Comme on fait fondre en la boisson du soir
des épices, elle dissout ses gentes las
dans la fluide transparence du miroir ;
et elle y met tout son sourire.
puis elle attend que le liquide monte ;
versant alors sa chevelure
dans le miroir, et faisant ressortir
de la robe du soir son épaule adorable,
elle boit, calme, son image. Elle boit
ce qu’un amant boirait dans le vertige,
goûtant, pleine de défiance; et ne fait signe
à la soubrette que lorsqu’au fond
de son miroir elle découvre des lumières,
des armoires et le trouble d’une heure tardive.
L'air maintenant, parfois, semble porter,
tremblante, une charge invisible.
Mais nous, il faut que nous nous contentions
du visible ; si grand que soit notre désir,
d'atteindre, derrière les jours et la vie,
Jusqu'à ce souffle imprégné de retour.
Comment peut-il, le lointain, être si proche
et ne pas approcher pourtant ? pas jusqu'ici ?
Un jour déjà ce fut pareil. Mais sans,
timide, épars dans le vent, ce bonheur
d'avant-printemps. Peut-être le très-grand n'a-t-il
nul droit d'approcher plus : ainsi croîtrait l'année.
Ainsi l'âme croîtrait, quand monte la saison
de l'âme... Nous ne sommes rien de cela.
Par le lointain, ici, nous sommes arrachés,
élevés et à distance anéantis.
LES FENÊTRES
6
Du fond de la chambre, du lit, ce n’était que pâleur qui sépare,
la fenêtre stellaire cédant à la fenêtre avare
qui proclame le jour.
Mais la voici qui accourt, qui se penche, qui reste :
après l’abandon de la nuit, cette neuve jeunesse céleste
consent à son tour !
Rien dans le ciel matinal que la tendre amante contemple,
rien que lui-même, ce ciel, immense exemple :
profondeur et hauteur !
Le silence
Écoute, bien-aimée : je lève la main —
Écoute ce bruit…
Quel est le geste des solitaires
que ne guettassent tant de choses ?
Écoute, bien-aimée : je ferme les paupières,
et c’est aussi un bruit qui va vers toi.
Écoute, bien-aimée : je lève les paupières…
… mais pourquoi donc n’es-tu pas là ?
Le moindre de mes mouvements
reste imprimé sur la soie du silence;
la moindre émotion reste, impérissable,
imprimée sur le rideau des horizons.
Sur mon souffle s’élèvent et s’abaissent
les étoiles.
Les parfums à ma lèvre s’abreuvent
et je reconnais les poignets
d’anges lointains.
Seule toi à qui je pense :
tu n’es pas là.
"L"heure grave"
Poème de Rainer Maria Rilke, chanté par Colette Magny