Dernière visite à ma mère

Un jour vient ce moment éprouvant ou l’on ne sait plus quel cadeau faire à l’autre lorsque rien, plus rien, ne peut faire plaisir (p.85)

De plus en plus souvent, lors de mes visites, je te trouvais ainsi, absente, ma toute belle au bois dormant. Si petite dans ton lit blanc, enclose, inerte, ailleurs. Inconsciente de ma présence.
Et j’en étais frustrée, pour toi comme pour moi.
Je craignais plus que tout que tu ne te sentes abandonnées. Tu te réveillerais dans une chambre vide, après mon départ. J’étais venue te voir, tu ne le saurais pas.
Ces jours-là, je n’arrivais pas à te quitter. Je restais plus longtemps, attendant ton réveil, dans la crainte de le manquer d’une simple minute. Sans succès, quelquefois.
Je m’emplissais les yeux de toi, posée dans ton sommeil comme dans une barque.
Toi, dérivant au fil d’un courant invisible, qui t’éloignais des côtes, de la vie, et de moi.
Tu n’aurais pas aimé savoir que je te regardais dormir. Tu étais pudique, secrète.
J’avais le sentiment d’être un peu indiscrète. (p.81-82)

Tu ne t’es pas adaptée, tu as renoncé, c’est tout. (p.54)

Je pressens que nous arrivons aux premières défaites. Je ne suis pas dans le déni, mais je suis dans l’évitement. Je ne veux pas te voir vieillir.
Pas de cette façon de plus en plus confuse qui alterne sans prévenir intarissables logorrhées, fabulations légères, provocations et humeur belliqueuse. p.21

"Je ne provoquerai jamais la mort délibérément." Et si la question n'était pas de provoquer la mort, mais bel et bien de ne pas l'empêcher, lorsque tout ce qui est à venir sera forcément pire, sans aucune lueur d'espoir ?
La vie est un bien précieux. C'est aussi un mal incurable.
Personne n'en guérit jamais. p.112

p. 27 Les mots seront partis, l’un après l’autre, dans le courant de plus en plus puissant de la démence, comme la terre d’un talus lentement éboulée. Remplacés par les cris.
Nous serons arrivées au temps des questions sans réponse, de l’attention difficile à capter, paupières lourdes, sommeil profond, regard absent.
Mais du fond de cette absence, tu seras encore présente.
Nous serons dans le « mieux que rien ».
Et viendra le temps du rien.

J'aurais voulu pour eux que mes parents s'en aillent brusquement, d'une de ces morts imprévisibles qui arrivent en avance, comme des invités indélicats dont on ne sait que faire, le repas n'est pas prêt, la table n'est pas mise.

La distance entre nous ne se calcule pas de façon kilométrique, elle s'est tissée de choses jamais dites ou que nous disons mal. Elle se compte en année obscures comme on dit des années-lumière. L'obscurité est une unité de mesure, chez nous.

Dans la chambre à côté de la tienne, une femme crie toutes les deux minutes, un cri très bref, puissant. D’une régularité obsédante, pénible.
Dès les premiers jours, tu me dis : « Je vais devenir folle ». Il y a de quoi.
Quelques mois plus tard, toi aussi, tu crieras. (p.43)

L’aide-soignante te l’annonce, un jour, devant moi, dans le hall. Elle me le dit, plutôt, d’un ton léger, alors que tu es dans ton fauteuil, juste à côté de moi : « On n’est pas assez nombreuses, désolée. Elle n’a qu’à faire dans sa protection, on la changera tout à l’heure. »
Je lui demande -poliment – de bien vouloir te parler directement, comme à l’adulte que tu es. p.41