Destin à billes (de Leonid Dimov)
Le vieux bateau avec ses roues énormes
Vogue sous les ponts par les cités mornes
Et dames de humer sur son pont lavé
Des liqueurs bleues, jaunes, vert décoloré.
Cavalier en frac, en tubes mauves
Tiennent en laisse des billes de bois fauve :
Rondes, rouges, avec des dessins subtils
Ovales, vertes rangées sur noirs fils
Avec grelots, avec frange ou lumières
Avec des lys peints et des roses altières
Avec des valses, du lilas sentant bon,
Chinoises avec des monstres, des dragons,
Françaises, aux couples dansant la gavotte
Barbare, avec des images wisigothes.
Rire des dames sur le pont sont tissés
Chapeaux et rubans sont vite dénoués
Quand devant quais déserts et palais l'on passe
Où monstres, aux baies éclairées, montrent leur face.
Alors, à la relève de la garde dans la nuit
S'allument visions de billes et de colliers aussi
Et les messieurs sanglés dans leurs frac, en haut-de-forme
Se taisent, omniscients et sourient ou tout comme
Et dames de rire plus fort et de déguster
Dans les gobelets d'ivoire mat leurs cafés.
Achats (poème de Leonid Dimov)
Il me semblait, le souvenir est tellement clair
Que j’étais dans un grand magasin alimentaire
Saturé de byzantines effluves :
Vanille, cannelle, olives.
Un magasin comme une cité autour
Mais perdu dans le clair-obscur.
Palpitaient de temps en temps des lumières
Venant du rayon des denrées étrangères
Vers les boutiques secondaires
Avec du linge et des lampadaires quand, a travers la vitre
souillée,
Je t’ai vue mélanger une sorte de pâtée,
Pour assaisonner les harengs ou maquereaux
Et soudainement je suis tombé amoureux.
Alors tu as souri avec les paupières,
Tu as touché des soupapes légères,
Tu as rangé les boites de conserves de goujon,
Tu as secoué tes mèches, essuyé tes mains au blouson
Et devant moi tu es venue.
T’étais petite, le regard un peu embu,
Tu te tenais, pieds nus et toute rose,
Comme dans les photos d’enfance on gardait la pose
Et tu m’as dit que même si pour moi seul vivais
Dans des chambres, magasins, ou tramways,
Il ne sera rien de pareil, jamais
Car mon être entier était changé
Et peut-être il ne te reste souvenance
Des temps heureux vécus à l’Assistance
La façon dont ensemble on se gaussait
En sortant nos doigts de la couette matelassée.
Alors vers les manufactures je me suis tourné
Et acheter plein de choses j’ai commencé
Sans aucun choix, sans logique,
En souvenir des saisons devenues épiques.
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe
(p. 159-161)
Décor (poème de Leonid Dimov)
A midi entre demain et hier,
sans limites va le verger de pommiers,
les pommiers aux troncs opalescents
en brumes enfoncés, en rangs divergents.
Rien entre eux que du midi qui passe
Et des scarabées roses qui chassent.
Rien, que des pommiers, sans fin,
Dans le verger entre hier et demain,
Seulement à des écarts définis,
Des écrans avec de Laurels et Hardys.
A savoir qu’entre ces pommiers pareils
Se trouve un en acier, sans sommeil,
Aux feuilles figées et ternes,
D’un nom latin qui finisse en quern,
Vous le devinez, bien sûr, par la science
des parents : c’est l’arbre de la connaissance.
Voilà, le serpent sur une branche enroulé
Entre Adam et son Eve hébétée :
Vous savez ce qui après se passera :
Le péché originaire elle accomplira,
Prenant par la main son Adam
Le promènera en ville, sur le macadam,
Des millénaires ternes en verte pierre.
Le serpent percera la terre jusqu’en enfer,
Les chérubins dès les aurores jusqu’au coucher
Garderont l’entrée et la solitude du verger
Avec ses pommiers en files bien rangées,
Sans brises, sans chanteurs, sans idées,
Avec, seulement, cette pomme mordue,
Pourrissant à jamais sur la glaise crue.
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe
(p. 163)
Poème de Leonid Dimov
Dans le noir défraîchi et altier
On entend les trompettes en papier
Achetées dans des braderies
Regarde-nous comme nous sommes jolis
Dans la vitrine du photographe de quartier,
Avoisinant le boucher, la fille du pope, le bijoutier,
Comme nous sommes d’accord, même si en froid
Sous l’ampoule de 1000 watts, là
En haut à droite –
Nous regardant béates
Les filles nous apportent des bricoles
Pour signature leurs carnets d’école,
Tiens voilà aussi la vieille mémé
Qui cet hiver est morte gelée,
(Sans avoir d’autre sujet sous la main
Le photographe l’a prise en photo, serein),
Voilà cet enfant avec un ballon,
Voilà le commerçant en faillite, Million,
Comme s’il se posait une voûte de vigne
Au-dessus de tout le monde en vitrine
En habits quadrillés avec des boutons en écaille –
Et je sens le funèbre mais aussi la ripaille.
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe
(p. 161)
Voyage (de Leonid Dimov)
Sois prête. Les rues désertes
Se rejoignent en un chant d'amour mystérieux.
Dans un instant, nous monterons
Dans un véhicule invisible.
Nettoie encore la crotte de mailles rouillée,
Redresse mon heaume
Et vois pourquoi le char n'arrive pas
Avec les cavaliers que j'attends,
En chemin, sur mon écu,
Tu reprisera la soie des ténèbres.
Te guidera le dé
D'un métal inconnu
(traduit du roumain par Pierrette Ganet)
[pp. 163-165]