Des quatre volumes de cette anthologie bilingue, le premier est celui qui aborde les oeuvres les moins connues, pour bonne partie des chroniques et des textes religieux. Peu sont traduits, c'est donc presque un défrichage littéraire.
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Le Renard libéral
Le renard criait
À tous les échos :
Depuis que l'éléphant règne sur les forêts
Tout le monde pâtit, tout s'en va à vau-l'eau !
Il est bien injuste
Que soient répandus
Pour la table auguste
Tous nos revenus.
Dès qu'on lui apporta cette information,
L'éléphant, redoutant une rébellion,
Dépêcha par le lièvre un billet au renard.
Invité à la Cour, il y vient sans retard.
Le roi l'embrasse et dit :
« J'ai appris, mon compère,
Que tu as grand talent.
Aussi je te veux faire,
En signe d'agrément,
De tous nos poulaillers, le superintendant :
C'est un vaste département :
Sois bien à ton affaire ! »
L'orateur répondit : « Compte sur moi vraiment »
Puis du monarque ayant baisé la patte,
Il retourna à ses pénates.
Le lendemain, il vint, comme à l'accoutumée,
Prendre sa place sans l'assemblée,
Mais tout emmitouflé, la tête emmaillotée,
Dans un vaste fichu noué sous le menton.
« Qu'as-tu donc ? » lui demande-t-on.
« Je suis mal, dit-il au plus mal !
Cela m'a pris hier. Des affaires publiques
Je ne puis m'occuper.
Mais le roi s'y applique !
Il pense sans relâche au bonheur général !
Adieu ! Je suis malade : un os
S'est mis en travers de ma gorge… »
Moi je connais beaucoup de libéraux :
Ils se pavanent et rengorgent.
Chacun dépasse l'autre en discours
Mais à la fin voilà qu'ils tournent court :
Ils ont un os en travers de la gorge.
[fable de Grigore Alexandrescu (1814 ?-1885), adaptation de Jean Rousselot, p. 233-235]
Grigore Alexandrescu (1814 ?-1885), extrait du poème « L'année 1840 » dans lequel le poète exprime son espoir dans le progrès pacifique et éclairé des « temps modernes » :
[...]
Les fondements du monde se meuvent et chancellent,
Vieilles institutions s'effacent sous la rouille ;
Un esprit bout dans le monde et l'homme qui pense
Accourt vite vers toi, car les temps sont venus !
Des ombres de peuples sont ici gouvernées
Par des ombres de lois foulées aux pieds, violées
Par d'autres plus petites, insignifiants nabots,
Et tous les sentiments élevés, généreux,
Nous paraissent des contes de fées merveilleux,
Et tout l'enthousiasme source d'idées mesquines.
La politique profonde n'est que fanfaronnade,
La science de la vie n'est qu'égoïsme affreux ;
De la grandeur de l'homme, rien ne donne la preuve,
Et seul le despotisme est bien consolidé.
An nouveau ! J'attends ton miracle comme une voix céleste ;
Pourtant si le pasteur que tu nous vas choisir
Sera comme ceux dont nous n'en avons que trop,
Laisse alors comme elle est la tyrannie ancienne,
Devant tes cadeaux, moi, je n'éprouve aucune joie,
Nous en avons assez du mieux qui n'est pas bien…
Quel bienfait sortira d'un pareil changement ?
Que peut faire de pis l'étoile, grande comète,
Qui brûlerait le globe et tous ses habitants ?
Et qu'importent au troupeau, toujours si malheureux,
De savoir quelle main viendra le massacrer
Et s'il aura un seul ou plusieurs oppresseurs ?
Je ne demande rien qui ne soit que pour moi ;
Mon sort, je le voudrais à ceux de tous unis ;
Et si sur moi tout seul qui tu ne peux rien de bien,
Je ris de ma douleur et la déconsidère.
Après tant de souffrances le cœur devient de pierre ;
D'une chaîne éternelle nous oublions le poids :
Le mal devient nature, la conscience, inertie
Je vis dans la douleur comment en mon élément.
Je voudrais bien voir le jour prédit au monde,
Et voir souffler un air plus dégagé, plus pur,
Perdre la triste idée renforcée par les siècles,
Qui dit que nous sommes le jouet des événements.
[...]
(traduit du roumain par Andrée Fleury)
La différence entre le produit culturel et le produit littéraire se joue au niveau du style et de l'impact émotionnel de l'écriture. Vers le milieu du XVIIe siècle, les textes historiques et religieux deviennent des ouvrages « d'auteur ». Bien que circulant à l'état de manuscrit, les premières éditions datant seulement du milieu du XIXe siècle, ces ouvrages sont loin d'être conçus comme « littérature de tiroir ». Individualités puissantes, les chroniqueurs s'érigent en directeurs de conscience, attribuant à l'écriture un pouvoir sacré. Miron Costin dit que « dans la vie des hommes il n'y a pas loisir plus beau et plus utile que la lecture des livres » et, dans sa « Chronique polonaise », il déclare que la mémoire conservée par son œuvre peut survivre à l'existence même de son peuple : « soit que le peuple moldave parvienne à lire ma chronique, soit qu'il périsse avant, pourvu qu'au moins le souvenir de notre peuple demeure ».
Le Mâtin et le Petit Chien
–« Que je puis détester certains animaux,
Tels les loups, les lions, les ours et bien d'autres,
Qui pensent, chacun d'eux, être de grand mérite !
Si d'une noble lignée ils sont,
C'est par un pur hasard :
Moi aussi, qui le sait, suis noble sans le montrer.
Les gens disent souvent : chez les civilisées
Règne l'égalité.
Tout se met à changer, le monde se polit,
Mais nous, jamais l'orgueil ne saurait nous quitter.
Quant à moi, tout un chacun sait
Quelle joie je ressens
À entendre les bêtes, jusqu'à la plus simple
M'appeler du nom chien et non Ta Seigneurie. »
Ainsi parlait un jour avec un certain bœuf,
Samson, gros chien de garde qui aboyait très fort.
Un petit chien, Loulou, qui se tenait par là
En tant que simple spectateur,
Apprenant par leurs dires
Qu'ils n'avaient ni orgueil et ni caprices vains
S'approcha tout aussitôt
Pour leur montrer l'amour qu'il avait de tous deux :
–« Votre pensée, dit-il, me semble merveilleuse
Et votre sentiment vous honore, mes frères »
–« Nous, tes frères ? » répondit Samson en colère.
« Nous tes frères, roquet !
Nous allons te flanquer une de ces raclées
Dont tu te souviendras.
Tu sais bien qui nous sommes et comment oses-tu
Vaurien éhonté, nous parler de la sorte ? »
– « Mais vous disiez… »– « Et alors ? Est-ce que ça te regarde ?
Je disais et c'est vrai
Ne point aimer l'orgueil et détester les lions,
Je veux l'égalité, mais pas pour les roquets. »
Cela, nous le voyons, entre nous, bien souvent
L'égalité, d'accord, mais rien qu'avec les grands.
[fable de Grigore Alexandrescu (1814 ?-1885), traduite du roumain par Andrée Fleury Gropeanu, p. 231-233]
La littérature roumaine est connue en France presque dans sa totalité, à travers les écrivains de l'exil. Pour un lecteur non avisé, l'image qui en découle est sinon déformée, du moins incomplète. Elle procède d'un préjugé selon lequel seuls les auteurs ayant vécu dans l'espace d'une grande culture et s'étant exprimés dans sa langue sont porteurs de l'esprit européen.
(p. 9, avant-propos)