Après
Paul Lynch et son magnifique
Grace, les éditions Albin Michel nous offrent un nouveau roman venu tout droite d'Irlande le quatrième ouvrage de
Donal Ryan. L'auteur du Coeur qui tourne et
Une année dans la vie de Johnsey Cunliffe profite d'un poème de
William Butler Yeats pour construire un roman-journal intitulé Tout ce que que nous allons savoir.
En moins de 300 pages, l'écrivain irlandais nous emmène dans la tête de Melody Shee, une femme rongée par le chagrin et le regret dont l'enfant à naître semble être le dernier espoir dans une vie tombée en poussière.
Un portrait de femme(s) complexe dans une Irlande bouffée par l'intolérance et la violence.
Melody du malheur
Lors de sa douzième semaine de grossesse, Melody Shee décide de coucher sur le papier les démons qui l'assaillent depuis que Pat, son mari, l'a quitté en apprenant la nouvelle : Melody est enceinte…mais pas de lui !
Précipitée trop tôt dans les affres de l'amour, Melody n'aime plus Pat. du moins plus comme par le passé lorsqu'elle découvrait son corps et qu'elle tentait d'oublier le reste autour, lorsqu'elle pensait encore que son couple serait beau et que tous les deux construiraient une famille unie.
Sauf que les fausses couches et les non-dits ont fini par détruire le bonheur de Pat et Melody. D'une histoire d'amour à une histoire de haine, il n'y a qu'un pas glissant que la jeune femme a franchi sans même s'en apercevoir.
Pour échapper aux insultes et au chagrin de sa femme, Pat a trouvé du réconfort dans les bras de prostituées payées pour l'aimer.
Melody, elle, contemplant l'échec de son mariage et de ses rêves, propose ses services d'enseignante à Martin Toppy, un jeune garçon de dix-sept ans, un trimardeur, un de ces gens du voyage qui vivent non loin de sa maison.
Elle n'avait alors pas idée qu'il deviendrait le père de l'enfant qu'elle porte aujourd'hui.
Histoire de chagrins et de vies brisées,
Tout ce que nous allons savoir dresse le portrait d'une femme irlandaise qui n'est ni une sainte ni une vipère.
Melody Shee s'affirme au fur et à mesure des pages comme une personne rongée par les chemins qu'elle n'a pas emprunté, ces trajectoires pour toujours inconnues qui l'attirent irrésistiblement, comme un papillon de nuit ne peut se détourner de la flamme qu'il lui brûlera pourtant les ailes.
Cet enfant inattendu, cette faute qui a pourtant le goût d'une libération, voilà ce qu'il reste à Melody qui choisit de retourner au camp des gens du voyage pour apercevoir Martin. Elle y trouve alors quelque chose d'autre, d'encore plus précieux peut-être : l'amitié qu'elle pensait ne plus mériter.
Échos du passé
À partir de sa rencontre avec la jeune Mary Crothery, Melody ne sera plus tout à fait la même.
Mary, double à peine voilée de l'infortunée Melody, ne peut avoir d'enfant et le paye cher. Car chez les gens du voyage, une épouse stérile signifie le déshonneur et Buzzy, le mari de Mary, ne peut l'endurer.
Désormais seule, Mary trouve en Melody une amie inattendue, lui offrant sa bonté naturelle contre une éducation et quelques confidences qu'elle n'a fait à aucune autre. Ici,
Donal Ryan explore un nouvel environnement social avec ses règles et sa société brutale, au moins autant que l'impitoyable communauté de la terre qui entoure Melody.
Mary ou Melody, deux déshonneurs, deux façons de payer des péchés définis par des autres forcément plus vertueux ou plus honorables.
Tout au long de son journal, Mary explique sa condition peu enviable et sa place de femme-trophée, de femme-objet, enviant presque la place pourtant déjà peu enviable de Melody qu'on ne bat pas, elle, au moins et qu'on ne traîne pas à l'autre bout de la caravane.
Mais ne nous y trompons pas, si la violence semble moins brutale chez l'Irlandais lambda, elle n'en reste pas moins insidieuse et redoutable.
Melody en fera l'amère expérience durant sa grossesse.
Plus qu'une confidente, Mary devient pour Melody un écho de l'amie qu'elle a lâchement abandonné par le passé, ce spectre qu'elle a sacrifié sur l'autel de la popularité. Breedie Flynn. Morte pour rien, morte pour une réputation et des secrets mis à nus, morte pour un garçon qui finalement n'en valait pas la peine. Forcément. Cet émouvant aveu, en forme de repentir épistolaire, insuffle au roman une tristesse encore plus insondable que celle à laquelle on pouvait déjà s'attendre, empilant les générations gâchées les unes sur les autres, les destins gaspillés que Melody semble collectionner.
Mon père, mon enfant, mon amour en silence
Et puis au milieu de ce journal, de ces semaines qui passent et s'effacent, Melody raconte un drôle de petit personnage : son père près de la fenêtre qui l'attend encore et encore.
Troublant. Ce rapport fait de non-dits et de silences, entre un père aux valeurs si traditionnelles et une fille qui semblent transgresser tous les interdits.
En arrière-plan,
Donal Ryan ajoute donc le portrait d'un homme qui sacrifie tout le reste pour sa fille, qui oublie sa santé et sa douleur pour offrir un sourire et un réconfort de tous les instants à sa seule enfant.
La solitude et le regret dépassés par l'amour d'un père.
Un amour qu'il faudra transmettre à l'enfant à naître.
Mais Melody peut-elle pardonner à Pat ? Peut-elle renouer avec Martin ?
Peut-elle seulement redevenir une épouse, ce rôle étriqué qui l'a déjà consumé…?
Sous le vernis social,
Donal Ryan raconte finalement la rencontre de deux mondes qui semblaient totalement inconciliables : celui des gens de la terre et celui des gens du voyage. Au-delà des différences, de la violence et des coutumes, que reste-t-il sinon ce sentiment si humain perdu entre amour et amitié, ce sentiment qu'un jour nous serons à nouveau aimés ?
Confessions d'une femme hantée,
Tout ce que nous allons savoir dresse des portraits en niveaux de gris et révèle la vérité nue, celle qui se cache quelque part entre nos erreurs et nos espoirs.
Donal Ryan unit deux mondes et offre la rédemption par le sacrifice, confiant au lecteur que ni l'amour ni l'amitié ne sont aussi simples qu'on le croit. Un roman poignant, une héroïne magnifique.
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