Je ne me lasse pas de découvrir la littérature anglaise du début du 20e siècle, et plus particulièrement ce groupe d'auteurs qui rassemble
Virginia Woolf,
Katherine Mansfield,
Violet Trefusis et
Vita Sackville-West. Je suis touchée par l'étrange mélancolie qui les habite, par leur sensibilité teintée de dérision, par ces âmes frêles trempées dans l'acier des convenances sociales. Je suis toujours étonnée de les voir à la fois si libres et si conformes aux codes de leur milieu (
Katherine Mansfield s'en distingue par des origines plus modestes, mais à fréquenter les Woolf ou lady Ottoline, elle possède cette touche d'humour distancié et de pessimisme d'abandon).
Je me demande souvent comment les robustes héroïnes de
Jane Austen ont pu se transformer en l'espace d'un siècle en des plantes languides, épuisées par leurs superbes inflorescences, mais dont le parfum entêtant ne nous lâche pas. Ainsi en est-il de lady Slane.
Henry Holland, le mari de Deborah Slane, vient de mourir. Déjà les enfants de lady Slane s'interrogent sur le devenir de la vieille dame, s'organisent en vue d'en faire une invitée tournante de leur propre foyer et spéculent sur la fortune paternelle dont la modestie ne permettra à personne de mener le train de vie qui siérait aux descendants de l'ancien vice-roi des Indes.
Mais Deborah a d'autres projets : retrouver la petite maison de Hampstead qui l'avait séduite bien longtemps auparavant, s'y installer avec sa fidèle femme de chambre Genoux, presque aussi âgée qu'elle, et fermer sa porte à tous pour enfin s'abandonner à l'existence dont elle a toujours rêvée. Sans tarder, elle part à la recherche de la maison, convainc le propriétaire, M. Bucktrout, de la lui louer et accepte un bail d'un an, seule exigence de l'excentrique propriétaire. Une nouvelle vie commence pour lady Slane entourée de ses protecteurs, M. Bucktrout, le menuisier Gosheron et l'étrange M. Fitzgeorge, un misanthrope uniquement animé par sa passion des
oeuvres d'art qu'il empile dans un appartement poussiéreux et privé de confort. Lady Slane n'a plus à se soumettre aux exigences d'un époux plus habile à décrypter les jeux de la politique qu'à comprendre ses aspirations profondes. Elle n'a plus à suivre les préceptes de sa fille aînée Carrie qui contrôlait son emploi du temps du matin au soir, plus à déjouer les convoitises des uns et des autres sur ses bijoux, ses meubles, tous ces objets qui, dans la vieillesse, ne figurent que l'écume d'une vie mondaine brillante et cosmopolite. Entourée de ses amis, elle parle peu, rêve beaucoup plutôt qu'elle ne se souvient, et se glisse dans une vie où elle ne désire qu'un peu de confort douillet et la compagnie de gens de son âge. Quand Fitzgeorge évoque leur rencontre cinquante ans auparavant, elle retrouve fugitivement l'image d'un jeune homme de passage en Inde dont le regard, dans les ruines de Fatih Pur Sikri, avait percé le rempart de civilité dont déjà
elle s'entourait pour cacher l'abandon de ses véritables aspirations. Mais la vieillesse n'est pas le temps des regrets, ni celui de l'accomplissement, seulement celui de l'apaisement avant la mort. Une mort qui viendra, douce pour un coeur en paix, après une ultime rencontre avec sa petite-fille, Deborah, qu'elle encouragera à suivre sa voie artistique plutôt que celle d'une jeune épouse de la
haute société.
Ce livre ne comporte aucun effet inutile. Si le portrait des enfants de lady Slane est souligné au vitriol, la vieille dame elle-même est dépeinte tout en nuances. Désintéressée, elle méprise l'argent et lègue aux bonnes
oeuvres la fortune que lui a laissée Fitzgeorge. Économe, elle calcule au plus juste les dépenses de rénovation de sa demeure avec le menuisier Gosheron. Laissant de côté ses préjugés sociaux, elle parle sans affectation avec le menuisier, mais la fidèle Genoux reste une présence indispensable sans être devenue une amie ou une confidente. L'égoïsme de classe ne s'efface jamais tout à fait devant l'empathie qu'elle peut avoir pour ses derniers compagnons. Nous sommes très loin d'une hagiographie, cependant toute la douceur perdue dans une vie sociale et mondaine nous est restituée avec infiniment de délicatesse dans cette dernière année de vie de lady Slane.