Avec ce roman,
Saramago réitère le motif du double, si souvent dédoublé en littérature, de
Plaute à
Poe en passant par Hoffmann et
Gogol. Hé oui, difficile de faire original avec le double. Mais ici
Saramago s'attache à nous montrer que l'originalité tient dans le style. Et il faut s'accrocher pour suivre la cadence infernale de son narrateur, sorte de double chaotique et clownesque de l'auteur, qui déploie de longues phrases torrentielles sans paragraphes et sans les signes typographiques habituels des dialogues. Ainsi la narration mélange-t-elle sans indications claires les pensées du personnages, les réflexions et analyses pince-sans-rire du narrateur, les dialogues, et même des interventions du « sens commun », personnage à part entière, qui se récrimine occasionnellement contre les actions du héros, nommé Tertuliano Máximo Alfonso. Ce héros est donc clairement distinct du sens commun, ce qui devrait peut-être l'inquiéter, mais justement son manque de sens commun fait qu'il ne se formalise pas plus que ça de voir ce dernier prendre ses distances avec lui… cercle vicieux s'il en est.
On constate que cet écart entre le héros et le sens commun le fait par définition sortir de l'ordinaire... alors que de toute évidence c'est précisément sa banalité qui au départ le fait déprimer et le rend susceptible de nourrir une névrose envers un double. Comme l'a exprimé le philosophe
Clément Rosset, la peur du double tend à cristalliser celle de se trouver inintéressant, d'être irrémédiablement fondu dans la masse et de se vider de son essence face à un double plus réel, plus accompli. Et de fait, la profession d'Antonio
Claro (le double du héros) suggère sa prééminence par rapport au héros : c'est un acteur, dont le corps est transposé dans des films. Son corps se dédouble en une série d'images, de façon potentiellement infinie et éternelle. Coïncider avec ce double, c'est symboliquement la promesse d'échapper à la mort. Précisons d'ailleurs qu'en tant qu'acteur, Antonio
Claro, utilise le pseudonyme de Daniel Santa-Clara. Ce « Santa » esquisse une promesse de canonisation, de Grâce. Mais comme c'est un pseudonyme, il révèle aussi la part d'illusion propre au double. Comme au cinéma, la
substance de l'image vient de l'oeil du spectateur.
Notons aussi que Tertuliano (
Tertullien en français) c'est un des pères de l'Église, l'un de ceux qui ont prétendu interpréter Dieu et en faire ressortir une doctrine, un ordre. L'obsession du héros rejoint ainsi la grande Histoire religieuse de l'humanité. Précisions d'ailleurs que la profession de Maximo est… enseignant d'Histoire.
De ce point de vue, l'obsession de l'autre, aussi maladive qu'elle paraisse dans ce roman, n'est peut-être que le reflet de celle qui constitue la société, ou plus précisément son insociable sociabilité. de même que
Cosmos de
Gombrowicz (autre grand roman sur l'obsession),
L'autre comme moi se joue du sens commun dans une narration en apparence chaotique mais qui recèle un ordre caché, celui des constellations de notre vie sociale, qui reposent chez
Saramago sur la comparaison de l'autre et du moi, et les crises identitaires qui découlent du fait de vivre avec d'autres êtres humains, si semblables à nous et pourtant dotés d'une existence propre... sur laquelle nous projetons facilement la nôtre.
Non Máximo et son double ne sont décidément pas des saints, juste des hommes comme les autres, des « autres comme moi », et pourtant cette lecture me laisse à penser que
Saramago croit aux saints, et ce en dépit d'un anticléricalisme assez transparent. Plus précisément, il croit aux saintes, car les femmes dans ce récit ont un rôle positif au point d'être transcendant. Mais les saintes elles-mêmes peuvent-elles racheter l'humanité, dont ce roman semble esquisser l'Histoire cyclique, à travers le destin de ce professeur d'Histoire banal, trop banal ?