L'amant sans visage

Il avait parcouru une petite dizaine de mètres lorsque la captive indomptée lui agrippa le bras. Il stoppa net et lui adressa un regard qu'il espérait intimidant.
— Emmenez-moi, lui demanda-t-elle.
— Mauvaise idée.
— Vous ne pouvez pas tuer mon maître et partir en m'abandonnant ici.
— Votre maître, hein ?
— Je n'avais que lui...
— Pas de famille ?
Elle se dressa fièrement, carra les épaules et soutint le regard assombri de Shayne.
— Non, assura-t-elle d'une voix ferme.
— Je ne suis pas un touriste.
— Je n'aime pas voyager.
— J'ai mauvais caractère.
— Je sais me faire oublier.
— Je suis un homme.
Elle eut un bref moment d'hésitation, puis esquissa un sourire mutin et reprit :
— J'ai l'habitude.
Shayne soupira de façon théâtrale en retirant sa cape pour la draper sur les épaules de la demoiselle. Il allait le regretter, il en était certain.

Un hurlement déchira le silence paisible de la nuit. Les doigts cramponnés sur sa poitrine douloureuse, le souffle court et le regard fou, Shayne ne put réprimer le gémissement plaintif lui brûlant la gorge. Il avait encore rêvé. Chaque nuit, depuis son évasion inespérée de cette prison sordide, il revivait les horreurs de sa captivité. Fouet, acide, lame rougie à la flamme... Ses geôliers ne lui avaient rien épargné. Jusqu'à la plus ignoble des humiliations. Shayne inspira profondément, s'efforçant de repousser ces souvenirs encore trop vivaces dans son esprit et dans ses chairs.
Incapable de rester allongé sans penser aux sévices subis, l'ancien soldat quitta sa tente de fortune et se tint debout sous le ciel noir du désert. Quatre ans déjà. Quatre années à combattre des chimères nées d'une mémoire à jamais souillée. Quand il songeait à ce jour lointain où il avait été fait prisonnier, à ses frères d'armes l'abandonnant dans ce village asservi par leurs ennemis, Shayne écumait de rage. Seule la volonté de leur faire payer cette infamie lui permettait de tenir le coup.

— L'eau de Madame est avancée, annonça Shayne en transvasant le contenu du broc en fonte dans la bassine cabossée. L'ânesse de Cléopâtre s'est fait la malle pendant que je te pêchais du saumon, sinon, tu aurais eu un bain de lait, Princesse. (...)
— Prends ton bain, maintenant. Je vais faire cuire nos steaks.
— C'est une bassine où je pourrais à peine loger mes pieds et vous aviez parlé de saumon.
— Cette baignoire va adorer te lécher les orteils, quant au saumon... je confonds parfois les choses.
Nélia lui sourit et un pincement douloureux naquit dans sa poitrine. Cette fille était trop belle pour lui. Trop belle pour le suivre dans le désert. Trop belle pour faire ses ablutions dans une bassine tordue. Soupirant de dépit, Shayne se leva et sortit de la tente. Dès qu'il en eut franchi le seuil, il revint sur ses pas et fixa la jeune femme durant plusieurs secondes.
— Quoi ? Les steaks aussi se sont enfuis ? le questionna-t-elle en haussant ses délicats sourcils.
Un rire rauque roula dans la gorge de l'ancien soldat.
— Shayne. Je m'appelle Shayne. 

Shayne réalisa qu'il n'avait pas remis son masque après avoir rasé sa barbe. C'était là une coquetterie dont il était le seul à profiter. Aucune femme ne supportait désormais de voir son visage à moitié brûlé ni ses lèvres à la ligne étrange. Tant que son faciès défiguré restait dissimulé sous cette peau de cuir ne laissant paraître que ses yeux, les demoiselles se montraient complaisantes et enthousiastes, le laissant faire d'elles ce qu'il voulait.

Il n'avait jamais autant souhaité n'être pas affligé de ce faciès hideux qu'en cet instant, car alors, il l'aurait réveillée avec de doux baisers, aurait ranimé ses désirs et lui aurait fait l'amour jusqu'au matin.