Je rêve d'être un sauvage, parfois un sauvage solitaire - plus d'amis, plus de famille, plus de femme. Goûter à l'isolement total dans lequel je pourrais vraiment m'oublier et faire partie de ce monde sauvage, ne plus m'en distinguer, être en lui et nulle part ailleurs. Ce que j'aime, au milieu de cette grandeur, de cette immensité, de ce sublime, c'est ce moment de vertige où la ligne de partage entre le sauvage et moi semble se dissoudre, quand l'isolement se transforme soudainement en communion, quand je ne me vois plus comme une entité à part entière mais comme la petite partie d'un tout qui me dépasse.
Alors je me sens tout petit, je prends conscience de mes limites, de ma finitude, et c'est aveu d'impuissance, cette perte de contrôle, me ranime. Ainsi, j'ai le sentiment d'être délivré de tout pouvoir, de n'avoir aucune emprise sur le cours des choses, d'être un peu insignifiant, cela rend tout moins grave. Jour après jour, je me soumets aux forces de la nature qui me protège. Partout elles sont là, du plus petit au plus grand être, elles ordonnent le vivant et assure sa continuité, sa perfection, son existence.
Ici, dans la jungle, j'apprends à ne plus faire de l'homme la mesure de toute chose. Ici, dans la jungle, il est ramené à ses justes proportions. L'immensité de cette nature rend heureux et humble, elle apprend à s'oublier, elle est bouleversante. Voilà ce qu'est pour moi l'exploration et voilà pourquoi je me range entièrement derrière la définition qu'en donne Maufrais : "Une aventure de pureté et d'humilité".
Alors, comme si je parlais à un ami, je couche sur le papier tout ce qui me passe par la tête. Décortiquer ainsi mes peurs, mes découragements, me permet de les tenir à distance, de ne plus être esclave de mes émotions. Mot après mot, j'accouche de me peines, de mes doutes, je les sors de moi comme on retire une écharde de sa main, je me calme, je trouve des solutions, je relativise
Je m'enfonce dans ce piège, dans cette orgie végétale qui semble avoir englouti la Waki. Les aiguilles de Kijun boumaka, aux trompeuses fleurs jaunes identiques à celles du mimosa, me déchirent la peau, les lianes m'étranglent et chaque branche secouée déverse dans ma pirogue son lot d'insectes plus ou moins douloureux : araignées, fourmis, chenilles, termites. Bientôt, je pagaie sur l'arche de Noé, à la seule différence qu'aucune de ces sales bêtes ne m'est reconnaissante, et que je n'ai aucune envie de les sauver.
Les iguanes, perchés très haut dans les arbres, font la sieste. Dès qu'ils m'aperçoivent, ils se laissent tomber dans le vide sans aucune hésitation. Ainsi ils chutent parfois de 15 mètres, leur corps dévalant sur les branches comme sur une cascade, puis c'est un grand "plouf" et ils disparaissent dans la rivière. Leur méthode manque sacrément de discrétion. J'essaie de leur expliquer que je ne les avais même pas remarqués avant le boucan que provoque leur chute, mais rien n'y fait: ils continuent à se défenestrer comme des fous furieux, convaincus de tenir là une technique infaillible pour passer inaperçus.
La rivière peine à trouver son chemin dans la jungle ; en guise de concession, elle s'affine pour mieux s'immiscer dans la végétation plus dense que jamais. Elle devient parfois si étroite que les branches des deux berges se rejoignent, formant un tunnel de lianes. C'est beau ; j'ai l'impression d'être accueilli comme un héros, comme un dieu de la forêt. Et puis très vite, je redescends de mon piédestal, étendu de tout mon long dans ma pirogue, encerclé de toutes parts par les lianes. L'Amazonie est ainsi : elle vous laisse entrevoir les cimes et, juste après, vous gronde d'avoir pu croire un instant que vous en étiez le maître.
Eliott Schonfeld - Aventure : seul dans la jungle amazonienne - 28 Minutes - ARTE