Harry White , le héros de " The Demon" n'a pas besoin de descendre aux enfers, car les enfers se sont nichées dans ses entrailles, dans sa tête, dans son coeur.
le démon dont il est question est celui de l'addiction, cette frustration intime, ce vide angoissant que rien n'arrive à combler, et qui réclame des expériences de plus en plus limites à celui qui le subit. Voilà un livre qui semble commencer comme un portrait de réussite sociale pour aller rapidement explorer des zones beaucoup plus troubles, et même cauchemardesques. Impressionnant.
Le héros de Shelby Jr ne touche pas aux drogues. Son addiction est bien plus profonde, bien plus intime, puisqu'il s'agit de l'addiction sexuelle. Beau gosse ambitieux et intelligent, Harry aime séduire, aime baiser, et il a les atouts en main pour assouvir son obsession. Les femmes mariées sont ses cibles, et il n'est pas sans savourer le risque inhérent à l'adultère.
Encore étudiant, cette poursuite quotidienne des femmes n'est qu'un aspect un peu brutal de son caractère, mais une fois entré dans le monde du travail, ce besoin impérieux va peu à peu commencer à imposer des perturbations de plus en plus nombreuses. Shelby s'attache ainsi à suivre à petites touches l'emprise croissante du "démon" sur sa victime. Son héros est d'autant plus intéressant qu'il est un conformiste, influencé par ses pairs, qui va endosser les rôles attendus de mari aimant , de bon père et de businessman respecté. Au sein de ce conformisme,
le démon introduit une fêlure qui menace cette image de la "respectabilité".
Contrairement à "Requiem for a dream", le héros n'est pas physiquement détruit par des drogues mais psychologiquement défait par le combat intérieur qu'il mène contre lui-même. Il se retrouve pris en tenaille entre son amour sincère pour sa compagne et son désir tout-puissant pour les autres femmes, entre sa conscience et son vice, dévoré par sa culpabilité...
Tout en dressant un portrait remarquable, le livre ronronne un peu dans sa première partie, je dois dire. Mais toute addiction, si on la laisse sans frein, est pareille à une tumeur, finalement tout ne peut que partir en vrille, et c'est dans ce mouvement que "
Le Démon" va réellement briller. le récit gagne graduellement en intensité, en frénésie, alors que la vie de Harry White tourne au grand n'importe quoi. le style de Shelby, étonnant mélange de narration omnipotente et de flux intérieur à la
Virginia Woolf, va se déstructurer peu à peu, perdant ponctuation et chapitrage et la lecture devient hypnotique, oppressante. C'est superbement fait. Shelby Jr capture très bien ce vide qui ronge, qui pousse à la répétition et à l'amplification. A noter qu'il présente aussi l'impuissance de
Freud à venir en aide à son héros...
Portrait saisissant d'un naufrage d'une impressionnante violence, ce bouquin est un tour de force narratif (même si on peut lui reprocher d'insister trop sur certains clichés) qui prend aux tripes et semble constamment monter en puissance jusqu'à son beau et prévisible dénouement. Superbe et naturellement recommandé, guys et guysettes !