Le maître et le scorpion /
Patrick Séry
David Morgenstein alias Julius von Frisch, son vrai patronyme, vit avec sa soeur Martha dans une villa au fond d'une vallée suisse au pied de la Jungfrau. Les épreuves de la guerre et de la déportation dont il fut victime sont passées et il tente de vivre avec. Il est toujours un grand maître d'échecs faisant partie de l'épiscopat échiquéen et toute sa vie s'est déroulée sur les 64 cases noires et blanches. Aujourd'hui il ne joue plus que par correspondance. Les échecs, c'est toute sa vie et pour lui le problème de l'existence s'apparente à un problème d'échecs : la résolution des problèmes de stratégie échiquéenne exige une énorme concentration, une grande puissance logique, mais sa solution n'a en soi aucune importance. L'intérêt se situe dans la complexité de l'énoncé et la finesse du raisonnement. Julius voit la balistique échiquéenne comme une science sans véritable débouché, « sans utilité, d'une stérilité admirable, une architecture destinée à exploser, un art sans lendemain, un sport où le corps est absent mais où l'âme rebondit. »
Julius ne veut voir personne et sa nouvelle existence prend l'allure d'une allée rectiligne bordée de peupliers pétrifiés conduisant à un cimetière. le commerce des hommes lui est devenu odieux et il les évite comme s'il avait peur de quelque chose dans une manière de délire obsidional. Chez les rescapés des camps de la mort, un combat se livre tout le reste de leur vie entre le désir de s'arracher à leurs souvenirs et celui de ne jamais oublier. Jusqu'au jour où le championnat par correspondance lui réserve une drôle de surprise.
Un chapitre sur deux de ce très beau roman, Julius se souvient et raconte son histoire, celle de David Morgenstein.
Né de mère juive et de père aryen, au moment de l'apogée du nazisme il a osé par défi se réclamer du nom maternel, Morgenstein. Dans le camp de concentration il joue aux échecs avec le commandant, le Sturmbannführer Hemmerich, un amateur assez bon, et le bat régulièrement. Jusqu'au jour où celui-ci dit à Julius : quel dommage que vous soyez juif ! Jouer aux échecs au camp en ces temps, c'est se rappeler la vie d'avant le déluge et cela suscite des jalousies.
La vie au camp est relatée avec soin et détails par l'auteur et la dure loi des kapos est bien mises en exergue, les nouveaux arrivants , ceux qui viennent d'être maltraités, maltraiteront demain à leur tour et plus fort encore. Et David d'ajouter qu'il faut s'abstenir de juger trop vite, car les valeurs connues n'ont plus court dans le camp. Il a vu des nazis humains et des déportés démoniaques. Un jour tout cela paraîtrait monstrueusement faux, monstrueusement irréel…
Himmler jugeant Hemmerich insuffisamment efficace pour mener à bien la Solution Finale au camp, le remplace par l'Obersturmbannführer Diemler. Et là, David va connaître l'horreur absolue : Diemler organise un duel entre David et un jeune officier nazi champion redoutable que David a rencontré quand il était adolescent. Et les pièces de l'échiquier sont représentées par des détenus qui passent au gibet à chaque prise. Des chapitres hallucinants !
L'évocation de ses souvenirs par Julius nous fait aussi remonter au temps de sa jeunesse où il était considéré comme le Mozart des échecs ou le petit prince des 64 cases, puis sa liaison avec Hélène, son grand amour perdu…à cause des échecs ! Ô thrènes gémissants de la douleur du départ de l'être aimé…
On remarquera la grande qualité des dialogues dans ce roman au style éblouissant, et notamment dans le face à face entre David et Hemmerich, puis plus tard entre Julius et son médecin des années après la fin de la guerre, alors qu'il est installé en Suisse et que les cauchemars le poursuivent dans un délire paranoïaque.
Pour la petite histoire, et en rapport avec le titre, il faut se souvenir que le scorpion au Moyen-Âge était le symbole du judaïsme.
Un très grand roman nous plongeant au coeur de la barbarie nazie avec en toile de fond 64 cases avec leurs figurines impassibles.