Ouvrir
l'Acacia de
Claude Simon pour en entamer la lecture, c'est vivre une expérience inédite de lectrice dès les premières lignes et ce fut mon cas.
Au fur et à mesure que j'avançais dans ma lecture, je percevais, malgré mon état de stupéfaction, qu'il se passait quelque chose sous mes yeux d'inhabituel. La qualité de l'écriture, son réalisme, les longues phrases, suscitaient en moi de nombreuses images sans que je puisse maîtriser les scènes qui se déroulaient sous mes yeux. Je restais médusée devant ces femmes qui parcouraient les sentiers dévastés par la Grande Guerre. Je comprenais bien qu'elles étaient à la recherche d'une tombe, d'un lieu, dans ce paysage apocalyptique. L'une d'entre elles devait être la veuve mais je restais médusée, j'étais aux portes de l' Hadès. Je lisais, totalement fascinée, ces longues phrases sans fin qui me projetaient en 1919.
La première idée qui me vint fut d'associer cette écriture aux phrases sans fin de
Marcel Proust. Mais leur point commun s'arrêtait là bien que tous les deux fussent des auteurs du temps qui passe, de la mémoire.
L'écriture de
Marcel Proust dégage une sensibilité, une musicalité, une grande délicatesse d'où émane la beauté dans le souci du détail qui se veut gardien du temps qui passe. L'écriture de
Claude Simon est visuelle, époustouflante, impétueuse, rude, indéfinissable devant toutes les sensations qu'elle provoque.
Autant avec
Marcel Proust, je suis dans mon élément. Au fil du temps, il est devenu un ami. Autant avec
Claude Simon, je me sens démunie pour définir cette écriture. Je lis, je m'arrête devant cette écriture inhabituelle. Je suis bousculée dans cet ordre chronologique qui n'est pas respecté. Je passe de 1919 pour repartir en URSS, pour revenir en 1939, puis en 1914, et un détour en 1982, rien de conventionnel mais les chapitres sont datés. Si là aussi il s'agit de réminiscences, l'auteur excelle à perdre son lecteur comme parfois, notre mémoire ricoche d'un souvenir à un autre, sans que l'ordre chronologique intervienne, juste par association d'idées.
Mais je suis comme envoûtée, admirative. Il faut imaginer deux pages rédigées de main de maître, sans point, ponctuées de virgules et de quelques parenthèses, où défilent avec une minutie de « dentellière » les personnages, le paysage, les qualificatifs, les qualités ou les comportements des personnages, des animaux, des comparaisons qui inspirent imagination et réflexion..
Claude Simon fut aussi photographe. Est-ce l'oeil exercé du professionnel qui provoque cette symbiose entre la lecture de toutes ces descriptions, ces périphrases et notre intellect ?
L'auteur nous prend en otage afin de nous faire appréhender la réalité de la guerre qu'elle soit Grande ou Drôle. Je retiendrai dans
l'Acacia son réquisitoire sous jacent contre la guerre, l'armée et ses officiers, comme son regard incisif, teinté d'ironie, qui transperce l'être humain sans aucune concession. Il interroge ce dernier sur sa tendance à la guerre en mettant en scène le destin d'une famille au travers des épreuves du XXème siècle.
Cette écriture tient du prodige. Il y a des scènes inoubliables comme celles de la déclaration de guerre de 1939 et le départ de tous ces hommes délaissant leurs épouses, leurs fiancés, leurs parents ou leurs enfants. Je me suis trouvée projetée sur ce quai de gare, je pouvais entendre les bruits, les paroles, les pleurs, j'aurais pu agiter mon mouchoir. Impressionnant !
Prix Nobel 1985, j'ai pu lire quelques extraits de son
discours de Stockholm où il relate les évènements auxquels il a assisté. On retrouve ainsi la justification de ses écrits.
Son père, militaire, est mort très jeune, en 1914, près de Verdun alors qu'il n'a que quelque mois. Sa mère est décédée, quelques années après, en 1925, d'un cancer. L'auteur étant né en 1913, il est mobilisé en 1939. Il expérimente l'armée et se retrouve prisonnier des Allemands. Auparavant, il avait rejoint les républicains espagnols.
Le titre de ce livre m'a interpellée.
L'Acacia dont le bois est imputrescible, symbolise la régénération, l'immortalité. A la toute dernière page, il est écrit :
« Un soir, il s'assit à sa table devant une feuille de papier blanc. C'était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L'une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond des ténèbres, les folioles ovales teintées d'un vert cru par la lumière électrique remuant par moment des aigrettes, comme animées soudain d'un mouvement propre, comme si l'arbre tout entier se réveillait, s'ébrouait, se secouait, après quoi tout s'apaisait et elles reprenaient leur immobilité ».
Je tiens à remercier Anna dont le retour de lecture a retenu toute mon attention. Sans elle,
l'Acacia dormirait encore sur mon étagère, tant j'étais persuadée de l'avoir lu !