Dimanche 1er novembre (Venise).
Tiepolo, L’institution du Rosaire. 1737-1739.
Venise, les Gesuati. Photo A.G., 15 juin 2014. Manet, Lola de Valence, 1862.
7 heures. Gris, puis très bleu.
C’est la Toussaint. Messe aux Gesuati à 8 heures. Prêtre très sobre. Vingt personnes sous le plafond de Tiepolo (La Gloire de saint Dominique). « Mistero della fede. » En effet.
Je rentre dans ma chambre pour écrire. À droite, dans la fenêtre ouverte, le Redentore, avec, sur la coupole, la statue endiablée du Christ ressuscité, victorieux.
Le Christ, pour le Diable, c’est le Diable.
Brusquement, tout est rose. « Les dieux sont là. »
Heidegger : « Le "temps" n’est pas plus lié au Je que l’espace ne l’est aux choses ; encore moins est-il "objectif ’ et le temps "subjectif". »
Pensée incompréhensible pour l’habitant de la Métaphysique, c’est-à-dire l’esclave de la subjectivité absolue. Mais je vois ce que montre Heidegger. Le temps ne fait que passer par moi, l’espace est son enveloppe.
Dans Le Monde, ceci, sur Malevitch : « Dans ses écrits, Malevitch s’est réclamé de l’art des icônes. Il a aussi constamment revendiqué l’icône comme faisant partie de la culture paysanne. Le rouge, le blanc et le noir, que l’on retrouve associés dans les icônes de Novgorod, plus fortement que dans toutes les autres icônes byzantines, sont aussi les couleurs signalétiques du suprématisme. Il est intéressant de noter que le carré rouge que Malevitch peint en 1915, après son premier carré noir et avant son premier carré blanc, a pour titre Réalisme en deux dimensions d’ une paysanne. Pourquoi a-t-il donné ce titre ? Il doit y avoir une part d’humour — Malevitch était d’Ukraine le pays de Gogol. »
Promenade dans la gare maritime, soleil sur les quais. Le remorqueur Hercules, de Trieste. Large moment de sérénité, la ville au loin, comme un paquebot de rêve.
L’avion du retour a deux heures de retard. Arrivée sous la pluie battante. Une autre planète. À la Closerie, cinq filles d’une vingtaine d’années se sont organisées une fête au champagne. Elles passent de la plus folle gaieté tendre entre elles à la plus lourde mélancolie. Et de nouveau dans l’autre sens. Et ainsi de suite. Tantôt nymphes ravissantes (à la Fragonard), tantôt effondrées à la Goya, sans âge. Jeunesse et vieillesse en même temps. Je les regarde, j’ai l’impression de voir toute leur vie à travers elles (hystérie, fusion, amour, drôlerie, pourrissement, tristesse, vide). Film épatant pendant une heure. Destins.
Lundi 2 novembre
Bleu.
Étrangement pas fatigué.
Libération : « Pékin mise sur l’euro » : « La Chine veut miser : sur "le pôle de stabilité européen" pour se dégager de l’emprise américaine. Tel est le message entendu par le président de la Commission européenne et son importante délégation, arrivés jeudi à Pékin pour un voyage de cinq jours en Chine... La Chine, qui a pris conscience avec la crise asiatique de sa dépendance au dollar, envisage de diversifier "à moyen terme" ses réserves monétaires (140 milliards de dollars) avec des euros. L’intérêt chinois pour l’Europe ne date pas d’hier, Pékin ayant exprimé depuis les années 70 son obsession pour la multipolarité. Européens et Chinois se retrouvent ainsi dans un désir commun d’un nouvel équilibre mondial. »
On me demande, une fois de plus, ce que je pense de Michel Houellebecq, sous prétexte que « nos positions sont diamétralement opposées ». Et alors ? Ou plutôt : justement. Casanova est une critique radicale de la misère que dévoile Les Particules élémentaires. Casanova sur fond noir : enfin lisible dans toutes ses couleurs. Son seul adversaire : l’édulcoration, l’hypocrisie, le bavardage sentimental de la marchandise.
Comment l’inquisition se comporterait-elle aujourd’hui ? Toujours de la même manière : en renforçant les préjugés féminins.
C’est d’ailleurs ce qui a lieu, sous une autre forme. De « Dieu » à la monnaie, il n’y a qu’un pas.
Précisément, Jean-Paul II ouvre le dossier de l’inquisition pour « une approche historique et juste ». On va s’amuser.
Marcelin Pleynet part pour une tournée de conférences aux États Unis. Stratégie : ramener toutes les analyses sur « l’art et la littérature » à l’Europe, à la Chine.
Dimanche 1er novembre (Venise).
Tiepolo, L’institution du Rosaire. 1737-1739.
Venise, les Gesuati. Photo A.G., 15 juin 2014. Manet, Lola de Valence, 1862.
7 heures. Gris, puis très bleu.
C’est la Toussaint. Messe aux Gesuati à 8 heures. Prêtre très sobre. Vingt personnes sous le plafond de Tiepolo (La Gloire de saint Dominique). « Mistero della fede. » En effet.
Je rentre dans ma chambre pour écrire. À droite, dans la fenêtre ouverte, le Redentore, avec, sur la coupole, la statue endiablée du Christ ressuscité, victorieux.
Le Christ, pour le Diable, c’est le Diable.
Brusquement, tout est rose. « Les dieux sont là. »
Heidegger : « Le "temps" n’est pas plus lié au Je que l’espace ne l’est aux choses ; encore moins est-il "objectif ’ et le temps "subjectif". »
Pensée incompréhensible pour l’habitant de la Métaphysique, c’est-à-dire l’esclave de la subjectivité absolue. Mais je vois ce que montre Heidegger. Le temps ne fait que passer par moi, l’espace est son enveloppe.
Dans Le Monde, ceci, sur Malevitch : « Dans ses écrits, Malevitch s’est réclamé de l’art des icônes. Il a aussi constamment revendiqué l’icône comme faisant partie de la culture paysanne. Le rouge, le blanc et le noir, que l’on retrouve associés dans les icônes de Novgorod, plus fortement que dans toutes les autres icônes byzantines, sont aussi les couleurs signalétiques du suprématisme. Il est intéressant de noter que le carré rouge que Malevitch peint en 1915, après son premier carré noir et avant son premier carré blanc, a pour titre Réalisme en deux dimensions d’ une paysanne. Pourquoi a-t-il donné ce titre ? Il doit y avoir une part d’humour — Malevitch était d’Ukraine le pays de Gogol. »
Promenade dans la gare maritime, soleil sur les quais. Le remorqueur Hercules, de Trieste. Large moment de sérénité, la ville au loin, comme un paquebot de rêve.
L’avion du retour a deux heures de retard. Arrivée sous la pluie battante. Une autre planète. À la Closerie, cinq filles d’une vingtaine d’années se sont organisées une fête au champagne. Elles passent de la plus folle gaieté tendre entre elles à la plus lourde mélancolie. Et de nouveau dans l’autre sens. Et ainsi de suite. Tantôt nymphes ravissantes (à la Fragonard), tantôt effondrées à la Goya, sans âge. Jeunesse et vieillesse en même temps. Je les regarde, j’ai l’impression de voir toute leur vie à travers elles (hystérie, fusion, amour, drôlerie, pourrissement, tristesse, vide). Film épatant pendant une heure. Destins.
Lundi 2 novembre
Bleu.
Étrangement pas fatigué.
Libération : « Pékin mise sur l’euro » : « La Chine veut miser : sur "le pôle de stabilité européen" pour se dégager de l’emprise américaine. Tel est le message entendu par le président de la Commission européenne et son importante délégation, arrivés jeudi à Pékin pour un voyage de cinq jours en Chine... La Chine, qui a pris conscience avec la crise asiatique de sa dépendance au dollar, envisage de diversifier "à moyen terme" ses réserves monétaires (140 milliards de dollars) avec des euros. L’intérêt chinois pour l’Europe ne date pas d’hier, Pékin ayant exprimé depuis les années 70 son obsession pour la multipolarité. Européens et Chinois se retrouvent ainsi dans un désir commun d’un nouvel équilibre mondial. »
On me demande, une fois de plus, ce que je pense de Michel Houellebecq, sous prétexte que « nos positions sont diamétralement opposées ». Et alors ? Ou plutôt : justement. Casanova est une critique radicale de la misère que dévoile Les Particules élémentaires. Casanova sur fond noir : enfin lisible dans toutes ses couleurs. Son seul adversaire : l’édulcoration, l’hypocrisie, le bavardage sentimental de la marchandise.
Comment l’inquisition se comporterait-elle aujourd’hui ? Toujours de la même manière : en renforçant les préjugés féminins.
C’est d’ailleurs ce qui a lieu, sous une autre forme. De « Dieu » à la monnaie, il n’y a qu’un pas.
Précisément, Jean-Paul II ouvre le dossier de l’inquisition pour « une approche historique et juste ». On va s’amuser.
Marcelin Pleynet part pour une tournée de conférences aux États Unis. Stratégie : ramener toutes les analyses sur « l’art et la littérature » à l’Europe, à la Chine.
Jeudi 10 septembre
Arrivée à Venise à 14h30, beau temps chaud.
« Ben tornato ? »
Messe aux Gesuati. Voix angoissées des femmes récitant, à toute allure, le Je vous salue Marie. Le christianisme (le catholicisme) est la vraie religion parce qu’il intervient à pic dans la névrose reproductrice (fécondation miraculeuse). L’admirable et diabolique Annonciation de Lorenzo Lotto. Tout cela s’entend. Parfait.
Le dieu chrétien s’occupe directement de la matrice (naissance- mort).
Casanova plus frais que jamais, « ressuscité ».
Il faut entendre les prières en italien : appels du pathos grossesse.
La belle et grosse métisse sur les Zattere, avec son blouson bariolé mauve et jaune. Tous ses gestes sont musicaux, sensuels. Elle pousse, dans son landau, son fils de 6 mois. Elle vient de Saint-Domingue. Très surprise que, français, je lui parle en espagnol. Ses doigts, son nez, ses joues, son cou.
Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses. Ta tête se pavane avec d’étranges grâces ;
D’un air placide et triomphant
Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.
Profonde justesse de Baudelaire (Le Beau Navire). Et aussi :
Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large,
Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large,
Chargé de toile, et va roulant
Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.
(Splendeur des deux derniers vers.)
« La campagne : étangs, marais, ponts, rivières, rideaux d’arbres, châteaux, églises, hangars abandonnés, meules de foin, vaches. On comprend les impressionnistes : laisser tomber la Société, trop de bêtise. On va la nier à coups de peupliers, de champs de blé, de coquelicot, d’ombres, de ciels. Grande révolution, fureur des clergés à croûtes. Manet et son noir : il reste au coeur de la négation. Du coup, des fleurs comme personne. « La richesse abyssale de l’être s’abrite dans le néant essentiel » (Heidegger). Cette phrase ne peut se comprendre que comme expérience vécue. On ressent violemment de quoi elle parle, ou bien on pense que c’est une formule creuse parmi d’autres (Heidegger écrit cela à Sartre en 1945). »( 5 juillet 1998, p. 126).
Dialogue autour de l'oeuvre de Philippe Sollers (1936-2023).
Pour lire des extraits et se procurer l'essai SOLLERS EN SPIRALE : https://laggg2020.wordpress.com/sollers-en-spirale/
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