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3,97

sur 374 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Un étonnant mélange de polar et de dystopie artistique.

Une oeuvre d'art est assassinée. Oui, ce n'est pas une métaphore, cette oeuvre d'art est une jeune fille et elle a été sauvagement torturée.

C'est qu'au début du XXIe siècle, des artistes ont commencé à utiliser le corps humain comme toile, comme support pour créer une oeuvre en trois dimensions. C'est devenu de l'art HD (pour Hyper Dramatique). On a recruté surtout des jeunes filles et parfois même des enfants. On les recouvre de peinture, on leur fait prendre une pose dramatique. Ils sont exposés, souvent nus, parfaitement immobiles pendant plusieurs heures par jour. Ce métier de « toile » est devenu très sophistiqué, avec des écoles spécialisées et toute une variété d'exercices et de pharmacologie pour garder la pose.

Ce contexte imaginaire permet d'aborder quelques grandes questions. Les rapports entre l'art et l'argent : un tableau a-t-il une plus grande valeur artistique parce qu'il vaut beaucoup d'argent ? À quoi sert l'art, si ce n'est à rapporter de l'argent ?

L'art, peut-il se faire au détriment des personnes? L'art est-il plus important que les êtres humains ? Ou alors quel est le rôle de l'art dans la société moderne ?

Et puis, l'art moderne, vous y comprenez quelque chose ? «  Si c'est de l'art, il n'y a rien à comprendre », dit le policier…

Une lecture intéressante, qui amène ailleurs…
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« Les hommes une nuit d'horreur, inventèrent l'art »
Une petite phrase qui vous fait frissonner ? Alors bienvenue dans le monde de José Carlos Somoza et vous ne regarderez plus un Rembrandt de la même manière.

« Vous savez ce qu'est l'art hyperdramatique, détective ?
Je dirais que ce sont des personnes qui restent immobiles et dont les autres disent que ce sont des peintures, non ? Répondit-il
C'est tout le contraire. Ce sont des peintures qui bougent parfois et ressemblent à des personnes. Ce n'est pas une question de terminologie, mais de points de vue, et c'est celui que nous avons adopté à la Fondation. »
Voici en quelques lignes la dialectique du roman. Surtout quand une « toile » est découpée par un tueur... Qu'a-t-il découpé ? Une toile ou un individu ? C'est in fine la question que pose Somoza tout au long de son roman : « Mais qu'est-ce qu'un individu aujourd'hui ? »

Un Roman passionnant sur l'art : acheteurs, vendeurs, peintres, Maîtres disent certains, fondations pour promouvoir l'art et leurs arrières pensées vénales... et les toiles humaines, tendues pour donner ce que le Maître attend. Clara, pour ne citer qu'elle est touchante et excite notre curiosité, car elle vit l'art et tente de faire comprendre le point de vue de la « toile »: « Chaque fois que je suis un tableau, c'est comme si j'accouchais de moi-même, tu comprends ? » Oui Clara, j'ai compris jusqu'où vous pouviez aller pour l'art.

Un Roman dont l'intrigue policière tient le lecteur en haleine jusqu'à la dernière ligne.

Les deux se mariant à merveille.

Cet auteur est ''fantastique'', à tous les points de vue. J'ai adoré tellement de mots, de pensées, difficile de choisir un extrait, peut-être celui-ci que je trouve magnifique :

« L'obscurité est peuplée de choses : formes, odeurs, pensées... Et observez la lumière de cet après-midi d'été. Diriez-vous qu'elle est pure ? Regardez-là bien. Je ne parle pas que des ombres. Regardez entre les fentes de la lumière. Vous voyez les petits grumeaux de ténèbres ? La lumière est brodée sur une toile très obscure mais c'est difficile à voir. Il faut mûrir. Quand nous mûrissons, nous comprenons enfin que la vérité est un point intermédiaire. C'est comme si nos yeux s'accoutumaient à la vie. Nous comprenons que le jour et la nuit, et peut-être la vie et la mort, ne sont que des degrés d'un même clair-obscur. Nous découvrons que la vérité, la seule qui mérite ce nom, est la pénombre. »

Un Roman à regarder.
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Je publie ma critique augmentée de Clara et la Pénombre, la première étant, à mon goût, un peu incomplète et obscure. C'est donc un roman policier de science-fiction aussi essai sur l'art, ovni littéraire assez incroyable, comme on aimerait en lire plus souvent, en tout cas à lire pour les amateurs ne serait-ce que de l'un des trois genres!

Il recèle de références littéraires, picturales, notamment à Rembrandt, mais on peut en trouver plein d'autres (Alice au pays des merveilles...) Oeuf très riche, développant un monde cohérent, aussi biscornu qu'il soit, où l'on déniche, en revenant sur des passages, toujours plus de parallélismes artistiques, un bonheur pour les comparatistes! Que sa taille ne vous rebute pas, il se lit très vite, cela reste un thriller. Après, il n'est pas parfait, évidemment. Personnellement, malgré l'efficacité de la rhétorique de Somoza, liant l'art à la mort, quand on est transporté par l'art, littéraire, musical et autres, au quotidien, on grimace devant un tel propos. Il a beau être pertinent et appuyé, on s'y oppose forcément.

Le principe de base : dans le futur, les tableaux ne sont plus des toiles... Mais des êtres humains!! Rémunérés pour poser, leur corps est entièrement peint, et en découlent évidemment toutes les questions morales de réification des individus, considérés non plus comme tels, mais comme de simples objets, supports. le roman va jusqu'au bout, et installe une hiérarchie, des grands modèles peints par les grands artistes, aux gens les plus modestes qui se prêtent à une servitude volontaire pour poser en tant que chaise, table de design! Et comme si ce n'était pas assez, il y a aussi les "art-shocks", forme illégale dont on devine qu'elle recèle prostitution et tout ce qui s'ensuit. Lorsqu'un tueur en série se met à assassiner des modèles/toiles, le débat se pose au sein de ce futur fou : meurtre ou vandalisme?

Le personnage principal, Clara, comme son nom l'indique, est candide, transparente, et va évidemment subir ce lavage de cerveau progressif pour qui veut arriver à être la toile suprême de l'artiste ultime (Van Tysch), de sorte qu'au final, on s'identifie et se soucie peu d'elle. L'intrigue elle-même passionne bien plus, dans la construction effarante de ce monde musée. Hirum Oslo, artiste retiré dans son jardin fabuleux, exilé en pleine lande anglaise, effaré, loin du monde, obsédé par sa muse (certes la détestable Mlle Wood) m'a davantage conquis.

En clair, un roman si original qu'il vous reste longtemps en mémoire... Et je n'ai pas tout dit. Seul le dénouement de l'intrigue policière, un peu prévisible (comme ce qui arrive à Clara) parmi les quelques solutions qui s'offraient au lecteur, peut légèrement assombrir le tableau, c'est le cas de le dire, mais au final, on en garde un souvenir vivace, comme si Somoza avait peint notre cerveau de toute cette histoire et de ce cosme qui a franchi une limite faisant frissonner.

Si ça vous donne envie, sachez que Jose Carlos Somoza adore ça et ne fait que ça : des polars hybrides, mêlés à un autre monde, fictif, complètement fou. La quatrième de couverture de CHACUN de ses romans pousse à l'achat compulsif!!
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Quelle découverte que ce roman et avec lui son auteur José Carlos Somoza ! La critique n'est pas aisée car ce livre est à la croisée de plusieurs genres: fantastique, artistique, thriller psychologique. Ce qui est certain c'est que l'auteur crée une ambiance hors du commun qui m'a déstabilisée ,parfois angoissée et passionnée. Nous sommes en 2006 mais dans le futur puisque le roman a été écrit en 2001. L'intrigue se déroule principalement à Madrid dans le milieu de l'Art. Désormais les toiles sont vivantes. Ce sont majoritairement de très jeunes gens qui sont " apprêtés" pour devenir le support parfait à l'artiste. Beaucoup aspirent à devenir des toiles célèbres et sont prêts à subir l'innommable pour y parvenir. La majorité se contentent d'être de simples objets décoratifs achetés ou louer par des gens très riches. La soumission est totale, le but ultime est de réussi r à se sentir totalement objet au service du peintre. Pourtant c'est le rêve de beaucoup et notre sens moral est ébranlé !
Un crime horrible est commis sur une des toiles du Maître van Tysch . Une enquête haletante et stressante est mise en oeuvre par la milice privée de la fondation en parallèle de la police pour éviter que d'autres toiles soient détruites. Car elles valent des fortunes et c'est pour sauver ce patrimoine qu'il faut agir,la personne n'a aucune valeur.
Il faut plonger dans cet univers à la fois fascinant et glaçant pour comprendre et ressentir toute la satire que l'auteur développe autour de cette société de l'art devenue folle...mais ,au delà de l'Art c'est la marchandisation du vivant qui est dénoncée par J.C.Somoza.
C'est bluffant et réellement innovant,du moins pour moi!
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Personnellement, c'est avec ce roman que j'ai découvert Somoza, considéré par la critique comme un écrivain qui a renouvelé le roman policier espagnol par des intrigues construites sur des trames policières mais qui touchent également au fantastique, à la terreur ou à la philosophie. Clara et la pénombre, publié en 2001 est un roman d'anticipation dans lequel il extrapole de manière cohérente sur certaines tendances de l'art contemporain dans un univers référentiel réaliste qui représente notre société.
Je livre ici le [trop] long résumé d'un travail de recherche que j'avais entrepris sur ce roman noir il y a environ deux ans ; je reconnais que ma lecture s'est moins intéressée aux péripéties de l'enquête policière qu'à l'étude du personnage féminin et la réflexion sur la place et le rôle de l'art.

Dans un futur dangereusement proche, Somoza invente le concept d' « art hyperdramatique » ou HD. Les modes de représentation ont évolué au point que le marché de l'art cote des toiles humaines. Les oeuvres sont en général figées, immobiles, en intérieur ou en extérieur mais elles peuvent aussi être animées ou interactives comme dans le cas des « art-shocks » ou de « l'art tâché », tableaux mobiles parfois à l'extrême du soutenable. Les modèles qui ne deviennent pas des oeuvres d'art servent de support à des objets décoratifs ou d'usage quotidien, lampes, tables, dessertes ou sièges par exemple. Les oeuvres et les objets humains sont ainsi loués, vendus et livrés à tous les regards.
Somoza invente une nouvelle forme de représentation dans laquelle la peinture est étroitement reliée au personnage principal féminin, Clara Reyes. Il revisite des tableaux célèbres, tout d'abord par des allusions implicites que chaque lecteur pourra s'approprier. le roman est divisé en quatre parties ou « pas » qui empruntent leurs titres au champ lexical de la peinture. Dans le premier pas, intitulé « les couleurs de la palette », nous voyons Clara, toile professionnelle exposée dans une galerie de Madrid, face à un miroir pour « Jeune Fille à son miroir », huile qui n'a rien d'extraordinaire, proposée à un prix accessible pour collectionneur moyen. le miroir est utilisé en peinture depuis le moyen-âge d'abord pour élargir l'image, refléter ce que l'oeil ne voit pas, ou montrer le hors champ. S'il faut chercher une première référence de tableau dès le début du roman, je trouve un rapprochement possible avec un tableau de Manet, « Devant la Glace » ou avec « La Psyché » de Berthe Morisot. Nous pouvons lire ici un effet d'annonce qui vient relayer l'épigraphe de Lewis Carroll au début du premier pas : Somoza a bien l'intention de nous faire « pénétrer dans la maison au miroir » pour nous montrer le monde de l'art au delà de ce que nous croyons connaître. le thème du miroir va lui servir de fil rouge, du tableau du début, « Jeune fille à son miroir » où il est ostensiblement visible à celui de la fin, « Suzanne au bain » où seule Clara le regarde puisqu'il est « situé à la base du podium et dissimulé au public » et dans lequel elle se voit comme « un camée lointain de traits peints » en passant par un épisode traumatique de son enfance au cours duquel elle est terrorisée par son propre reflet.
Le deuxième pas s'intitule « Les Formes de l'esquisse ». Clara a été engagée par la Fondation van Tysch et apprêtée. A l'issue des essais de couleurs, en s'observant dans un miroir, Clara « entrevoit la figure derrière l'esquisse : une jeune fille de Manet, grande, svelte, nue, rousse, aux muscles qui se détachaient un par un sans violence, comme dessinés par un expert ; sous la lumière du soleil, ses cheveux étaient une hémorragie lumineuse ». L'allusion à Manet m'évoque deux tableaux, « le Déjeuner sur l'herbe » ou « Olympia » qui ont été des objets de scandale ; dans ces deux tableaux, comme Somoza dans son roman, Manet est allé plus loin que ses contemporains ; il a voulu montrer une peinture nouvelle avec des couleurs plus vraies, des formes plus franches, des personnages plus modernes, une rupture avec les conventions. Dans les deux cas, la manière de peindre a presque autant choqué que les sujets traités. Somoza, toujours précédé d'une deuxième épigraphe de Lewis Carroll nous fait subtilement passer du sujet représenté à la représentation vivante, de la « figure de cire » à l'être vivant.
Le troisième pas correspond au « fini du tableau ». Les techniques d'art hyperdramatique se sont appropriées le célèbre clair obscur de Rembrandt avec des lumières spécialement conçues par un physicien russe. Clara devient « Suzanne au bain », un oeuvre de Rembrandt de 1647.
Le quatrième pas est consacré à l'exposition. « Suzanne au bain » y devient une « toile d'épouvante et de pitié ». Après la longue préparation, la toile finie, laisse le lecteur sur sa faim quand van Tysch donne solennellement le signal d'allumer les clairs obscurs et ne révèle finalement « rien de beau, mais rien d'humain non plus » ; cette double condamnation s'adresse à la fois au peintre du roman et à Rembrandt lui-même car dans son tableau qui se veut une oeuvre vouée à représenter une forme de réalité, Suzanne n'a aucune séduction : « les cheveux rouge foncé, [elle] vient de se déshabiller, il ne lui reste que sa chemise… Les deux vieillards sont arrivés par derrière… Ils se jettent sur elle. Elle a un pied dans l'eau comme si l'un des vieillards l'avait poussée… »

Clara semble ne pas avoir d'existence propre : elle ne trouve force et substance que dans l'incarnation de Suzanne : la jeune femme n'est que le support de l'oeuvre d'art et elle subit un processus de dépersonnalisation et de négation d'elle-même.
Au naturel, pourtant, c'est une jeune femme espagnole de vingt-quatre ans, indépendante et parfaitement adaptée à la société dans laquelle elle évolue ; elle est très belle, sportive, attentive à son corps, séduisante. Elle a un amant, pense souvent à la mort de son père quand elle était encore enfant, a des terreurs nocturnes. Mais, les affects de Clara ont été comme refoulés pour ne pas faire obstacle à sa réussite. Nous les voyons affleurer lorsque, émue, éprouvant crainte et joie en même temps, « terreur démesurée et joie extatique », elle touche enfin au but qu'elle s'était fixé. Nous la surprenons multipliant les contradictions dans un trop grand soucis de sincérité. Nous lisons sa fascination devant l'important trafic d'oeuvres d'art quand elle arrivera en Hollande, son anxiété tandis qu'elle attend la venue de Bruno van Tysch. Nous essayons, nous aussi, d'attraper « le petit animal qui luit dans [ses] yeux » et nous sommes troublés de la voir perdre et retrouver la faculté de pleurer. Enfin et surtout, revenue de la pénombre, nous la retrouvons dans le monde et dans la réalité, surgissant du tableau effacé « pour le meilleur et pour le pire », « comme si [elle respirait] pour la première fois».
En effet, les lecteurs que nous sommes, suivons Clara avec empathie dans son voyage au centre du tableau et dans une réflexion sur l'art. Comme toile professionnelle, elle doit abandonner toute pudeur et toute timidité, supporter la douleur, contrôler ses sensations comme ses nécessités physiologiques ou la contraction de ses muscles, faire preuve d'une patience infinie, être neutre, trouver pour supporter l'immobilité un rapport particulier au temps et à l'espace. Pour une toile humaine, la vie entière est au service de l'art ; il faut « laisser le peintre exprimer avec elle ce qu'il a en tête, non le comprendre » et pour se faire tout accepter, sans limites et sans barrières. En tant que toile, Clara aime « les extrêmes, l'obscurité au delà de la frontière » ; elle pense être « encore loin de son propre plafond. Ou de son fond » ; elle est prête à relever tous les défis pour servir son ambition : « je suis douce, je m'endurcis quand on me peint ».
Engagée par la Fondation van Tysch, Clara va alors subir une épreuve de « tension » particulièrement difficile. La tension correspond au portique d'entrée dans le monde de l'hyperdrame : certains artistes utilisent des infrastructures sado-masochistes ou alors créent une émotion préalable. Il n'y a pas de règles. Quoi qu'il se passe, la toile humaine ne peut qu'avancer. A l'issue de la tension, vient la phase d'apprêt qui consiste en fait en une terrible neutralisation, physiologique, psychologique et morale. Ainsi, pour atteindre à l'intemporalité de l'oeuvre d'art, Clara se met comme hors temps. Cette réification, cette servitude volontaire est en effet souhaitée par Clara : elle fait tout pour se sentir « comme un insecte. Comme quelqu'un qui a oublié son nom. Une toile de lin tissée de lignes blanches. […] Ne pas être ». Ainsi, dans Clara et la pénombre, l'art hyperdramatique est devenu une sorte de servitude volontaire, une forme d'esclavage sexuel légalisé, la prostitution du XXIème siècle.
Ainsi remise à zéro, Clara, la toile, va devenir le tableau et être identifiée à Suzanne, l'héroïne biblique de Rembrandt et revêtir une dimension tragique. Horreur et pitié sont des termes que Somoza emploie souvent au sujet de Clara ainsi que dans la description du tableau achevé. La jeune femme est toujours tirée vers l'accomplissement d'un destin de plus en plus tragique ; au moment de la signature, Clara « éprouve la sensation d'avoir fini, d'être achevée […] complètement achevée », « comme si elle était partie d'elle-même et avait éteint avant de sortir ».
Nous avons vu Clara dépassant ses limites pour atteindre le statut de toile originale du plus grand génie de l'art hyperdramatique au prix de tous les renoncements physiques, psychologiques et moraux, au prix du déni d'elle-même. Nous la savons en danger, victime sacrificielle désignée du tueur connu sous le nom de « l'Artiste ». Par ailleurs, même si la règle des trois unités chères à nos classiques n'est pas ici clairement respectée surtout au niveau du lieu puisque nous voyageons dans plusieurs pays et qu'au moins deux actions se superposent, l'évolution de Clara de simple toile en chef d'oeuvre et l'enquête sur les meurtres de l'Artiste, tout le roman se déroule somme toute sur un laps de temps assez court, entre le mercredi 21 juin 2006 et le 15 juillet 2006, le dernier acte ou quatrième pas tenant en un seule et longue journée.
Mais la tragédie dit aussi l'espoir de l'homme debout, qui lance un défi à un monde difficile à déchiffrer. L'épilogue du roman rend Clara à la vie, dans un certaine manière : « La vie et l'art se fondaient sur la même chose : aller et voir ». Clara a vécu une forme de katabase, une descente au plus profond d'elle même pour l'art hyperdramatique et elle en est revenue, différente : «Suzanne était effacée. Au-dessous avait surgi Clara Reyes, pour le meilleur et pour le pire. L'événement […] revêtait l'allure médiocre d'un échec de tentative de divorce. […] Elle allait devoir s'habituer aux aveux sincères. […] Bienvenue au monde, Clara, bienvenue à la réalité ». Clara vit une deuxième naissance : « c'est comme si je respirais pour la première fois ».

Somoza écrit un peu à la manière des clairs obscurs de Rembrandt. Il nous met face à la notion de « régime d'art ». Qu'est-ce qui donne le caractère d'oeuvre d'art à un objet ? Comment mesurer le beau ? Jusqu'où peut-on aller pour donner ou retirer la qualité d'oeuvre d'art ? Il met l'accent sur les dérives de l'art dans une société qui pourrait bien devenir la notre dans un avenir proche.
Pour ce faire, il fait intervenir le personnage de l'Artiste, bras armé du génie, psychopathe ou visionnaire à la fois, et une autre toile professionnelle, Póstumo Baldi, qui illustre « un monde qui s'est transformé en art, en simple plaisir de dissimuler, de feindre », un monde où tout n'est qu'apparence. Baldi peut atteindre un niveau de neutralisation de lui-même supérieur à celui décrit pour Clara. A ce niveau de performance, le lecteur ressent comme un malaise car la seule motivation connue de cette toile exceptionnelle en tous points, c'est l'argent. L'hyperdramatisme est donc avant tout un « business ». Et qui dit argent, dit pouvoir : le pouvoir est « une autre sorte d'art ».
De même, le personnage de Bruno van Tysch permet un portrait controversé du génie ; il est à la fois le maître et l'ombre, donne de lui une image changeante dans les revues et les reportages. On parle beaucoup de lui, comme d'un « automate sans vie propre », d'un « monstre de Frankenstein » comme si le créateur devenait créature, si le contact avec la société le rendait monstrueux ou s'il préfigurait une catégorie d'artistes qui n'auraient plus rien d'humain. Son oeuvre est liée à sa vie intime et à ses émotions. Si ce sont là deux notions qu'il lui importe peu de détruire chez ses toiles, il les exploite à fond quand il s'agit de créer ses tableaux. van Tysch incarne donc ici le culte du génie abîmé dans la figure d'un mage intouchable, en dehors de la morale commune, inspirant un respect et une idolâtrie démesurés. Avec le personnage de van Tysh, Somoza illustre et dénonce cette valorisation de l'attitude qui met l'art plus haut que tout au point d'aboutir à une pratique d'immolation à l'oeuvre d'art. Dans le personnage de van Tysch et sa quête d'absolu artistique, nous retrouvons le vieille distinction classique réactivée autour de la notion de génie : avoir et être, inné et acquis. le génie ne relève pas de l'avoir mais de l'être. La mort du génie prend ici toute sa signification puisqu'elle fait partie de l'oeuvre d'art.

Avec Clara et la pénombre, Somoza écrit à la fois un roman noir basé sur une transgression criminelle liée au monde de l'art et un roman d'anticipation qui projette le lecteur dans un temps futur proche mais encore fictif. L'auteur propose une critique de la société individualiste contemporaine et des institutions qui font vivre l'art ; l'invention de l'art hyperdramatique sert à montrer le triomphe du culte du MOI et de l'individu. Dans le roman, même en dehors des rapports marchands, les personnages ont du mal à entretenir des rapports sociaux, amicaux ou familiaux. Tout rapport non fondé sur l'argent ou le pouvoir est faible et éphémère. L'idéalisme de la société en matière d'art est exploité à des fins marchandes. Les tableaux suggérés ou directement mis en scène permettent un ancrage dans une forme de réalité artistique et esthétique suffisamment vraisemblable pour susciter une réflexion sur l'évolution des théories sur l'art. Somoza respecte l'art et les oeuvres d'art mais dénonce par un savant mélange d'intérêts financiers, de mondanité et de création le monde de l'art et ses dérives mystificatrices et malhonnêtes, voire criminelles.
Une lecture difficile, pour lecteur averti, qui questionne et force à la recherche.
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J'ai rencontré ce roman lors du passage dans un airbnb charmant, qui regorgeait de romans à tous les étages.
C'est la 4ème de couv m'avait interpelée. Résistant à l'impulsion de l'embarquer dans ma valise (ça ne se fait pas mais c'était tentant), je l'ai acheté quelques semaines plus tard et je viens de le finir.
Et quelle découverte !!!
Un bijou de finesse, de rigueur, d'imagination. La tension ne se relâche pas un instant.
Le plus fascinant, c'est que l'auteur a poussé son idée d'art hyperdramatique jusque au bout. Je vous explique en quelques mots :
les oeuvres d'art sont humaines. Les artistes les peignent et les mettent en scène avec toutes les dérives que cela peut engendrer. Pour le reste, ne comptez pas sur moi pour vous raconter le reste. L'auteur le fait mieux que moi. Il nous présente tous les points de vue des oeuvres d'art, de proches, des artistes, de ceux qui protègent les oeuvres, du public, des anti.
C'est vraiment regarder un diamant sous toutes ses facettes. C'est à croire que l'auteur a côtoyé ce monde pour nous en faire une peinture aussi fidèle, aussi complète.
Il est allé loin le bougre ! Avec une vraie réflexion sur l'art et ses frontières avec l'acceptable, le beau. Ce qui est plus important entre un être humain et une oeuvre d'art, quand c'est l'être humain qui est oeuvre d'art
Car l'intrigue qui sert de toile de fond pour cette histoire débute avec une toile qui a été vandalisé ou une jeune femme assassinée, selon le point de vue que l'on adopte...
Un grand bravo, même si j'avais un peu entrevu la fin...
Alors faut-il le lire ? Un grand oui. Il me tarde de retourner dans une musée, riche de cette histoire pour considérer différemment les oeuvres d'art.
De mon côté, je prévois d'autres lectures de cet auteur.

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Lorsque j'évoque le mot "art", à quoi pensez-vous en premier? Quelle idée ou sensation émerge en vous? L'art est le roi de l'abstrait et de la subjectivité la plus grande. C'est ce que j'ai toujours pensé...En découvrant Clara et la Pénombre, le malaise s'est mélangé à la fascination. Des tableaux remplacés par des humains peints de la tête aux pieds dans un futur proche du notre, qui l'eut crû? Des "tableaux humains" considérés uniquement comme des oeuvres d'arts, est-ce concevable?
Clara Reyes est une jeune femme qui veut devenir une oeuvre d'art. C'est son principal objectif, sa principale obsession. Ayant déjà travaillé pour plusieurs peintres de l'ère hyperdramatique, elle est embauchée par le maître de cet art aussi surprenant que tordu, Bruno van Tysch. En parallèle, des toiles humaines du maître sont "détruites". Par qui? Pourquoi? Comment? Un conseil: lisez ce livre jusqu'à la fin.
Cette histoire d'art HD et de toiles humaines est tout simplement brillante, dérangeante, déroutante et violente à la fois. Quelle est la limite entre l'humain et l'artistique? L'art peut-il uniquement devenir un business? En voyant plusieurs fois cette phrase "l'art c'est de l'argent", on est en droit de se poser la question...
Des termes inédits comme "transgénérisme" semblent faire évoluer l'art voire le redéfinir. Somoza a fait de ce livre un roman chromatique, nimbé de formes géométriques diverses et de lumières en tous genres, rendant l'art plus esthétique qu'il ne l'est déjà mais aussi plus agressif. C'est une très belle découverte littéraire pour moi et j'encourage vivement les non-connaisseurs de l'univers de Somoza à s'y plonger!
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Un roman, tant thriller que texte poétique, dérangeant, choquant parfois, mais jamais vulgaire. Une symbiose entre le meilleur de l'homme, le style, magnifique, véritable oeuvre d'art en soi, certains personnages, beaux, humains, et puis le sujet, ce tueur en série, la crudité de ces morts d'une rare cruauté pour nous, simples lecteurs d'aujourd'hui, cette atmosphère malsaine où l'humanité se trouve effacée, méprisée, déshumanisée, jusqu'au point de la parabole : l'Homme est Art, donc l'Homme est une oeuvre d'art, donc l'Homme est une chose. le plus terrible, ce sont ces êtres, mi-choses, mi-humains, qui ont fait le choix, faisant pas là preuve de leur condition d'hommes doués de volonté, de n'être plus qu'objet, s'annihilant volontairement toute liberté d'être, toute volonté. Cela m'a beaucoup perturbée, mais n'est-ce pas là le but même de la littérature, de nous amener à nous poser des questions, à nous interpeller ? Mission accomplie, haut la main, et le tout, en me délectant d'un style littéraire absolument magnifique. Pour moi, un véritable "Poème-policier" !
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L'histoire se déroule dans un futur très proche ou Clara rêve de devenir le "chef-d'oeuvre" du célèbre Bruno van Tysch, sorte de gourou tout puissant qui fait la pluie et le beau temps dans le monde de l'art. Son domaine : l'art hyperdramatique, ou la toile n'est plus un support inerte mais bien un être humain qui est apprêté, peint, manipulé, étiqueté vendu et exposé comme un simple objet. Les moins chanceux se louent au plus offrant, comme simples objets décoratifs, ils peuvent être tour à tour une lampe, une table, un plateau de Marooder et bien d'autres choses, selon la demande !

Ce livre, violente critique de l'art contemporain nous fait réfléchir sur la valeur de l'être humain, les dérives de la société de consommation, mais c'est aussi un excellent polar que vous ne pourrez plus lâcher, une fois ouvert. Un mystérieux tueur s'en prend aux toiles du maître, il a décidé de les détruire les unes après les autres. Lothar Bosch, un ancien policier, est recruté par la fondation afin de retrouver le meurtrier, une course contre la montre est engagée, car bientôt, doit se tenir à Amsterdam la rétrospective Rembrandt, et les tableaux sont en danger !

Je ne vous en dit pas plus pour ménager le suspens, je vous invite à le lire si le sujet vous interpelle, tout en vous précisant que c'est une lecture dure, sans concessions, qui peut heurter certaines âmes sensibles, si c'est votre cas, passez votre chemin !
Lien : http://leslecturesdisabello...
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Vous aimez les thrillers ?
L'art ?
Vous avez aimé 1984 de George Orwell ?
Le meilleur des mondes d' Aldous Huxley ?
Vous aimez les romans denses, intelligemment écrits?

Si vous avez répondu oui à une de ces questions alors il faut absolument lire ce roman qui ne ressemble à aucun autre !

José Carlos Somoza ouvre son roman sur une monde crépusculaire où l'art est tombé dans un gouffre obscur.
Les toiles sont désormais vivantes, elles se vendent, s'échangent, s'exposent et peu importe leur âge, sexe ou ethnie. Les marchands d'art les traquent, les collectionneurs se les arrachent et les spectateurs les observent dans les galeries subjugués par ces toiles humaines.
Ce nouvel art c'est l'hyperdramatisme . Une déviance de l'âme humaine ? Une apologie de l'art ? Une négation de l'éthique ?
Ce monde à la fois dérangeant et subjugant va devenir le théatre d'une intrigue machiavélique où chaque personnage tient un rôle bien défini , car chez José Carlos Somoza nulle place n'est laissée au hasard .
Les personnages sont admirablement sculptés par l'auteur, tel un artiste qui pousse le réalisme à l'extrème, José Carlos Somoza les façonne de chair et de sang.

Mais au-delà de ces personnages, de l'intrigue policière, l'auteur nous questionne et si c'était demain ? Et si l'art n'avait plus aucune limite? Comment l'auteur a-t'il eu l'idée de créer ce monde dénaturé, étrange, glauque et amoral ? Il en connait un rayon sur l'âme humaine, psychiatre de profession sa vision fait frémir que l'on soit sensible ou pas.

Mais le body art existe déjà ! Est-ce qu'il dérange , est-ce qu'il fait des émules? Allez-y torturez-vous l'esprit moi je n'en suis pas sortie indemne.

L'être humain est-il déja sur cette voie de trangression?

Ce roman est terrifiant, extrèmement bien écrit et intelligemment construit.

Un roman troublant qui laisse une véritable marque .

Un énorme coup de coeur .
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