ET SI C'ÉTAIT DEMAIN ?
Nous sommes au XXIII ème siècle de notre ère. Un groupe de touristes composé d'un historien spécialiste de "l'âge de l'Espace" qui vit la civilisation américaine à son apogée, l'envoi d'hommes sur la lune en était l'exemple le plus fameux, de deux jeunes dandys homosexuels, d'un type rageur se nommant Mickaël Lumumba, d'une famille traditionnelle et d'un couple d'amoureux.
Très rapidement -le rythme soutenu et tout d'efficacité lié à la forme littéraire utilisée par
Norman Spinrad, la novella, l'impose- on comprend que ces touristes d'un nouveau type viennent du continent qui a pris le relais des Etats-Unis dans l'histoire contemporaine : l'Afrique. Car oui : la civilisation américaine s'est brutalement, violemment effondrée au beau milieu du XXIème siècle, dans un genre d'apocalypse, qu'on imagine écologique, dénommé "La Grande Panique", mais dont l'auteur se garde bien de trop nous en apprendre, si ce n'est qu'elle fit des millions de morts - deux siècles après, les nouveaux américains ne sont guère plus de vingt ou trente millions ! -, laissant toute trace de cette ère technologique pourtant étincelante à l'état de ruines, de déchets, de rebuts, de gravats, de misère... le tout est recouvert d'immenses nappes de "smog" étalées sur presque l'intégralité du pays et obligeant la population à vivre en permanence avec des filtres à air et des lunettes parfaitement étanches. Or, même avec ces précautions, c'est une population dont l'espérance de vie ne dépasse guère la cinquantaine, désormais, les cacers de tous types les emportant généralement avant.
Très vite, nous comprenons que cette visite touristique post-apocalyptique dans ce
Continent perdu nous sera contée par le professeur Balewa - l'universitaire en histoire - d'une part, et par le guide prénommé Ryan, un type qui n'a pas froid aux yeux, un peu plus cher que ses collègues, mais qui est le seul à proposer la découverte des quasi-mythiques "métroglodytes", ultimes survivants, dégénérés, de la mégalopole New-yorkaise d'avant la Grande Panique et dont les ancêtres s'étaient réfugiés dans le métro.
Mais au sein de ce groupe, il y a aussi ce jeune Lumumba, un "Américafricain" type, haineux à l'égard de ces blancs qui avaient contraint ses aïeux à retourner sur la terre ancestrale africaine quelques temps seulement avant la catastrophe, et qui n'a de cesse de pousser le guide blanc Ryan dans ses ultimes retranchements, se moquant de ses "frères" disparus, conspuant leurs supposées découvertes technologiques -dont les aïeux afro-américains seraient, selon lui, les vrais concepteurs-, traitant avec morgue et colère le guide Ryan de "p'tit blanc". Ce dernier, passablement énervé, est à deux doigts de risquer sa licence pour laver son honneur avec ses poings mais, au cours de cette découverte ahurissante des étranges et parfaitement avilis "métroglodytes", Ryan a une idée étonnante : Pousser le jeune noir, par défi, à essayer un appareil encore plus légendaire que tout le reste, l'ACE, l'Amplificateur de Conscience Electronique, dont le mode d'emploi promet de faire l'expérience de la fusion pancosmique ! A vous découvrir ce qui résultera de cette expérience que pas un seul être humain n'a vécu depuis maintenant deux siècles...
Dans une veine très "seventies", digne des romans d'un
John Brunner de la même époque (plus que son célèbre "
Tous à Zanzibar", on pense d'abord à son roman contant une apocalypse écologique dans "Le Troupeau aveugle"), de Tom Wulf et de son poétique Niourk, des romans souvent emprunts d'écologie post-apocalypse d'Ursula K.
Le Guin, comme "La cité des illusions", ou encore le célèbre roman de
Pierre Boulle "
La planète des singes", sans oublier le cinglant "
Soleil vert" de
Harry Harrison,
Continent Perdu n'est pas, de ce point de vue, un objet à part, hors du commun mais au contraire l'un des nombreux avatars de cette lignée de la
Science Fiction qui se place à mi-chemin entre l'anticipation tragique et la dystopie. Il n'empêche... D'avoir eu l'idée géniale de provoquer une certaine forme d'inversion des valeurs, faisant de cette Afrique actuelle, souvent considérée, même si ce n'est pas exprimé ainsi, comme le continent définitivement perdu de notre époque (malgré quelques lueurs d'espoir ici ou là), d'en faire, donc, le continent qui reprend le flambeau de la civilisation et, a contrario, de dépeindre la déréliction dans laquelle plonge l'Amérique orgueilleuse, pleine de certitude, à commencer par celle de sa propre immortalité et de sa supériorité infinie, d'essence presque divine, dans ce futur désormais pas bien lointain que Spinrad nous annonce. le pire c'est qu'en quelques décennies, avec la quasi certitude que le réchauffement climatique est une réalité -sans en bien connaitre encore les répercussions à moyen ou long terme-, le trou dans la couche d'ozone, les problème climatologiques accrus, la sur-pollution tragique vécue par certaines de nos mégalopoles (on ne peut s'abstenir de penser au fameux smog de Pékin, obligeant de plus en plus souvent ses habitants à se munir de masques ou à filer à la campagne), plus qu'un texte eschatologique, cette nouvelle préfigure pour une part ce qu'il pourrait advenir dans un futur devenu proche de notre civilisation si fière par ailleurs de ses impressionnantes avancées technologiques.
Mais Spinrad ne se contente pas de nous annoncer notre fin préméditée ou potentielle. Il parle aussi des temps présents -son époque mais aussi la notre, si peu inchangée malgré les illusions- où le racisme est une affaire courante, ou l'incompréhension entre les être avive haine, violence, comportement aussi vains que meurtriers et désespérés. Et il le fait avec maestria, inversant, là aussi la source de ce racisme ordinaire, mettant dans la bouche de ce jeune "américanafricain" insolent et méprisant - mais dont on comprend de manière absolue les racines de la haine - des mots que les mêmes qui professent un racime dans le sens inverse trouveraient parfaitement normal ! Et de donner à ce jeune homme le patronyme de Lumumba, héros malheureux de l'indépendance du Congo, assassiné par la CIA avec la bénédiction de la puissance coloniale belge appuie encore un peu plus là où
Norman Spinrad sait pertinemment que cela fait mal (la vérité est souvent douloureuse à qui ne veut l'entendre).
Premier texte jamais lu de Spinrad, édité par une petite maison dans une publication vraiment très agréable en main et d'une vraie élégance de conception qu'il nous faut signaler "Le passager clandestin" (qui propose d'ailleurs toute une collection de nouvelles de ce genre), celui-ci donne franchement d'y revenir plus tard et pour des textes plus fournis. Indéniablement, une très belle découverte !