De tous les romans que j'ai pu lire, celui-ci doit sûrement être celui qui possède le titre le plus étrange (je me suis pour l'instant, et peut-être à tort, tenue à l'écart des romans ayant succombé à la mode des titres loufoques) ! Si vous avez tendance à être comme moi, je vous conseille de ne pas passer à côté de la plume de
Jón Kalman Stefánsson, qui est somptueuse.
L'auteur entremêle avec brio le récit et les pensées de plusieurs générations d'une même famille, à partir de celles d'Ari, qui, parti au Danemark après la rupture d'avec sa femme, se réinstalle en Islande après avoir reçu de son père mourant un colis avec des affaires chargées de souvenirs. Ari y retrouve son ami d'enfance, qui, en tant que narrateur omniscient, raconte leurs souvenirs de jeunesse communs mais aussi ceux des parents d'Ari, et surtout des grands-parents de celui-ci, Oddur et Margrét, à la relation enflammée mais qui n'a pas toujours été à l'abri des coups durs et des malentendus.
Si Ari pensait seulement revenir sur sa terre natale, c'est en fait vers ses souvenirs qu'il retourne… Souvenirs emplis de regrets : envers les femmes de sa vie, envers la vie et ses douleurs envenimées par le non-dit (« une plaie qu'on passe sous silence et qu'on ne soigne pas devient avec le temps un mal intime et incurable »), envers un temps qui passe inexorablement et qui réduit des vies à une simple trace, au mieux un souvenir.
Car c'est cette lutte contre la fuite du temps, qui peut mener à l'oubli si on n'y prend pas garde, qui m'a touchée dans ce roman, comme l'écrit si bien l'auteur : « Car il en va ainsi, tous les événements passés, qu'ils soient petits ou grands, laideur ou beauté, les rires et les caresses, tout est cela est tôt ou tard mis sur la touche, condamné à l'oubli, condamné à la mort et à l'effacement, uniquement parce que plus personne ne se le rappelle, parce que plus personne n'y pense ou ne l'honore, c'est ainsi que tout ce que nous avons vécu se voit peu à peu réduit à néant, à une chose qui n'est même pas de l'air, et c'est si douloureux, c'est un tel gâchis qu'on en perd le sens de la vie […] Est-ce donc la raison pour laquelle nous vous apostrophons en vous racontant l'histoire de ces générations et en balayant cette centaine d'années afin que vous sachiez et que, de préférence, vous n'oubliiez jamais que tout le monde a un jour été jeune, afin que compreniez que tous autant que nous sommes, un jour viendra où nous brûlerons, consumés de passion, de bonheur, de joie, de justice, de désir, parce que c'est ce feu-là qui illumine la nuit, qui maintient à distance les loups de l'oubli, afin que vous n'oubliiez pas qu'il faut vivre et ressentir, que vous ne soyez pas transformés en un cadre sur un mur, un fauteuil dans un salon, un meuble devant une télévision, un objet qui regarde l'écran de l'ordinateur, inerte […]
«
D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds » n'est pas un roman léger, ni gai. Au contraire, c'est un roman grave, intense, gris charbon comme cette terre d'Islande, aux sentiments intenses qui couvent sous la couche des apparences, aux réflexions d'une psychologie folle, servi par une langue riche et magnifique. L'entrelacement des histoires, qui fait fi le plus souvent d'une chronologie précisément affichée, m'a souvent perdue, et je n'ai pas toujours vu où voulait en venir l'auteur dans l'écriture de certaines anecdotes. Mais c'est tellement bien écrit, tellement profond que je me suis laissé complètement guider par l'auteur dans cette ballade des sentiments et des regrets.
Si vous n'avez jamais lu
Jón Kalman Stefánsson, courez-y les yeux fermés. En ce qui me concerne, c'est ce que je vais continuer à faire pour découvrir ses autres oeuvres.