La tristesse des anges, ou encore les larmes des anges, à savoir la neige, nous étreint, nous enveloppe jusqu'à nous étouffer dans ce deuxième tome de la trilogie islandaise de JK Stefansson. La neige et ses mille combinaisons. Depuis la neige légère, apaisante, caressante, virevoltante, le silence en suspens entre les flocons, jusqu'à celle, drue, charpie de flocons qui cingle le visage et érafle la cornée, empêche de respirer, reliant le ciel à la terre et transformant le monde en un tourbillon informe et blanc. Jusqu'à ne plus faire de différence entre la neige qui tombe du ciel et celle qui monte depuis la terre sous l'effet des bourrasques.
La voix qui raconte est une voix d'outretombe, celle des défunts aux yeux telles des gouttes de pluie, emplis de ciel, d'air limpide et de néant, qui nous exhortent de ne pas oublier de vivre sous peine de finir comme eux et d'errer. Pourtant que les conditions de vie sont rudes, quasi impossibles…Chutes de neige gommant le paysage, blizzard sur une lande battue par les vents où les directions se confondent, j'ai eu la sensation d'une réminiscence, celle de la Horde du contrevent, toute petite Horde ici de deux personnes, à la recherche de la source de l'hiver, droit vers la nord, à la source du vent.
L'abri est alors la seule planche de salut pour la survie et nous rend philosophe : « de cette tempête si immense qu'elle emplit l'existence et menace les vies ; il suffit d'une porte, une fine planche de bois, pour s'en isoler, l'exclure. N'y aurait-il pas là quelque chose à apprendre à propos de l'homme quand il est confronté à ses sombres turbulences ? ».
Oui, il fait froid, très froid dans ce livre et alors qu'il est bon de boire une grande quantité de skyr délayé dans du lait, mélangé parfois à des flocons d'avoine, de manger du mouton fumé, de s'enfiler de grosses tranches de pain nappées d'épaisses couches de beurre et de pâté, des flatkökur (galette de farine sans levure), de la bouillie chaude, des têtes de morue réduites en compote, mélangées à de la farine et du lait, ou encore du macareux faisandé. Revigorant et croyez-moi il le faut. Et surtout, surtout d'engloutir du café à grandes lampées. J'avais déjà remarqué dans le premier tome (
Entre ciel et terre) l'amour qu'éprouve l'auteur pour le breuvage noir mais là, il s'agit d'une véritable ode pour cette boisson sacrée et quasi sacralisée, pour cette boisson aussi chaude que le paradis et aussi noire que l'enfer. Ce noir breuvage dont le fumet hante encore les défunts et soutient les vieillards, dont l'odeur transforme les cabines les plus glaciales en lieu habitable, fragrance se propageant tel un cri de joie. « Si le royaume des Cieux existe, alors il y pousse sans doute des grains de café » note JK Stefansson et je crois que je n'ai jamais autant bu de tasses de café en lisant un livre.
Nous retrouvons et nous attachons davantage au « gamin » présent maintenant depuis trois semaines auprès de Geirþrúður, d'Helga et du vieux capitaine aveugle Kolbeinn. Les deux femmes ont accueilli ce garçon maigre, peu viril (comparé en tout cas à la plupart des hommes islandais) lunaire et amoureux des mots, sans famille et en deuil de son meilleur ami, avec pour objectif de l'instruire, notamment de lui apprendre l'anglais, de lui faire découvrir les grandes oeuvres littéraires comme celle de
Shakespeare.
Mais avant il doit accompagner Jens, postier, pour une tournée lointaine et dangereuse, l'autre postier étant malade. le postier a une fonction très importante sur cette île du bout du monde, il est le fil qui la relie au monde pendant les hivers interminables, durant lesquels les habitants n'ont pour compagnie que les « étoiles, l'obscurité qui les sépare et la pâleur de la lune ». C'est un métier dangereux qui impose de parcourir de vastes espaces pour collecter les nouvelles de la capitale Reykjavik acompagnées de toutes celles qu'il a collectées en chemin : « un tel est mort, tel autre a eu un enfant hors mariage, Gröndal a été retrouvé ivre sur la plage, saison instable et changeante dans la province du Suðurland, le sud du pays, une baleine de trente aulnes s'est échouée sur le versant est du Hornafjörður, etc… ».
Nous avons beau être au moins d'avril, fin avril même, le printemps semble ne pas vouloir venir, Il leur faut traverser deux fjords dans des conditions météorologiques extrêmes, le périple va s'avérer être cauchemardesque, la ligne entre la vie et la mort est alors mince. Jens le taiseux et le gamin poète semblent condamnés à se tenir à la pointe d'un couteau durant ce périple. Ce gamin, si doux et bon, qui déclament des vers pendant l'adversité car « la poésie ne nous rend pas humbles ou timides, mais sincères, c'est là son essence et son importance » face à Jens qui déteste la compagnie des autres et encore plus la poésie estimant que la lutte pour la vie fait mauvais ménage avec la rêverie et la poésie. le gamin saura se rapprocher de Jens, il sait instinctivement que « celui qui ne franchit pas la distance qui mène vers l'autre voit ses jours s'emplir d'un son creux ».
Comme dans le premier tome, nous retrouvons une poésie d'une beauté à couper le souffle, notamment lorsqu'elle met à l'honneur la beauté des femmes et l'amour. Que de descriptions fabuleuses des épaules de Ragnheiður, des épaules « tissées dans le clair de lune », des épaules blanches et lisses, tels des icebergs raclés par les vents. Nous retrouvons également l'amour et le rôle des livres et de la poésie, monde à l'arrière du monde, l'amour des mots, seule chose que le temps n'ait pas le pouvoir de piétiner. « Certains mots forment des gangues au creux du temps, et à l'intérieur se trouve peut-être le souvenir de toi ».
Pour conclure ce ressenti et avant d'aborder le troisième tome de cette trilogie glaciale et magnifique, voici l'image poétique qui m'aura le plus marquée dans ce livre, cette image de la Terre vue de l'espace, juste sublime : « le jour se lève avec lenteur. Les étoiles comme la lune disparaissent et bientôt la clarté, l'eau bleutée du ciel, vient tout inonder, cette délicieuse lumière qui nous aide à nous orienter à travers le monde. Pourtant, elle ne porte pas si loin, cette clarté, elle part de la surface de la terre et n'éclaire que quelques dizaines de kilomètres dans l'air où les ténèbres de l'univers prennent ensuite le relais. Sans doute en va-t-il de même pour la vie, ce lac bleuté à l'arrière duquel l'océan de la mort nous attend. »