Soirs indociles
Des soirs indociles comme ce soir, il y en a parfois
Le ciel est couvert, mais il ne pleut pas
Seuls les pas des gens résonnent d’un bruit sourd, qu’on entend pourtant avec netteté
Pas un souffle de vent
Des soirs comme ce soir si je remonte des années et des années en arrière,
et plus loin encore, au temps de mon enfance, il y en avait déjà, je le sais bien
(et aussi en voyage ou dans beaucoup d’endroits de toutes sortes)
Je n’arrive pas à faire la différence entre celui que j’étais alors et celui que je suis aujourd’hui
Durant toutes ces années j’ai dû moi aussi amasser un peu d’expérience,
mais j’ai aussi l’impression qu’elle ne me sert à rien
Si la raison fait des erreurs, que dire des sentiments ?
Les sentiments, source jaillissante, jamais tarie,
même s’ils nous mènent à la destruction,
sont justes
Des fissures courent sur le plâtre blanc du mur,
et l’on dirait les traces laissées par un traîneau sur la banquise
« Où donc allons-nous ? » A cette question tout le monde
au fond de son cœur connaît la réponse
Le soleil revenu irradie de tous ses feux
Qu’apprendre de ce tableau ? Rien
Rien qu’une réminiscence de la plénitude d’autrefois
Les pleurs du nourrisson la nuit, les injures d’une épouse,
j’ignore ce que c’est
et j’écoute Pavane pour une infante défunte
Mais dans ma solitude je ne songe pas à m’imaginer une autre vie
En compagnie d’une mélodie qui me suit partout comme un vieux chien fidèle,
je marche entre les arbres dénudés par l’hiver
Plein de compassion pour des gens que je ne connais même pas
Et c’est ainsi que j’aime ce monde à ma manière, de toutes mes fibres
Sans malveillance et sans passion
Quelqu’un vient de lancer un avion de papier de la fenêtre du vingt-huitième ou vingt-neuvième étage de mon immeuble
Le vent a joué avec lui comme avec n’importe quel morceau de papier,
puis il est allé s’écraser de l’autre côté de la rue, dans le parking du commissariat,
mais avant cela il s’était essayé à un vol horizontal où il exprimait toute sa dignité
Durant la dizaine de secondes où l’avion en papier flottait dans le ciel quelque chose a comblé mon cœur
C’est cela que je nomme « poème »
Aiguillonné par la douleur mais étranger à toute douleur
Naissant de l’expérience sans pouvoir devenir expérience
Semblable à la joie et pourtant plus serein que la joie
Humeurs passagères, idées pour lesquelles on risquerait sa vie, actions surprenantes, toutes sont inclues dans ces saveurs
Ingurgiter d’un coup ou mâchouiller longuement,
cela, comme les trois repas quotidiens, s’enracine dans notre instinct vital
Et pourtant, que faire de cet homme que je vois, ici ?
Le Moi, caché au fond des yeux pareils à ceux d’oiseaux qui ne regardent nulle part,
a l’air d’un énorme morceau de caoutchouc mou
Comme on ne peut ni le percer ni le caresser à l’aide des mots, mon Moi sous forme d’aigres renvois ne fait que remonter dans ma gorge
Tandis que la musique et la poésie prennent leurs jambes à leur cou et vont voir ailleurs
Toujours en japonais (pas de vidéo de lui en français), il présente un de ses livres.