Etoiles Notabénistes : ******
Titre original : non indiqué
Traduction : André
Radiguet pour Gallimard en 1967
ISBN : inconnu, y compris pour le tome I des "Oeuvres" de
Tchékhov dont cette nouvelle est extraite
Une petite nouvelle, diront certains. Peut-être, mais elle est drôle, ironique, cruelle pour ne pas dire féroce. L'argument pourtant en est des plus minces. le héros, Akhinéïev, paisible professeur de calligraphie dans un petit collège de province, organise le mariage de sa fille, Natalia. Comme c'est un notable et qu'il possède tout de même quelques biens, il se doit de faire les choses en conséquence. Et, après avoir consulté son épouse, la chose prend tournure. Une excellente tournure.
D'autant que les Akhinéïev ont depuis des années à leur service une cuisinière remarquable, Marfa. La dame n'est peut-être pas un parangon de beauté mais, pour préparer les plats les plus compliqués et veiller ensuite à ce qu'ils soient dressés comme il le faut pour leur présentation à la table des maîtres, elle n'a pas sa pareille. Surtout en cette soirée spéciale qui nécessite un authentique dîner de gala pour lequel notre professeur calligraphe, plutôt gourmand de nature, a tenu à tout prix à se procurer un esturgeon.
Et quel esturgeon ! Long, gros, gras, bien doré, avec une gelée de carottes, de câpres et de je ne sais plus quoi, cuit à point, présenté sur un beau plat d'argent ! Ah ! mes amis, mais il me faudrait le talent d'un Daudet, fort affairé à nous décrire le repas de réveillon prévu pour les invités du seigneur de Trinquelage dans ses inoubliables "Trois Messes Basses", pour vous rendre le plus précisément possible la vision qui, ce soir-là, alors que la fête bat son plein et que bouteille sur bouteille ont été débouchées dans la vaste salle-à-manger, apparaît, nimbée d'une auréole quasi divine, aux yeux éblouis du professeur Akhinéïev ! Il en joint les mains, il applaudirait presque et, qui sait ? peut-être en saliverait-il si la conscience de sa dignité ... Il s'autorise cependant à émettre avec les lèvres de petits claquements d'admiration au moment où un invité, Vankine, surveillant au collège où enseigne justement notre héros, passe la tête par l'entrebâillement de la porte de la cuisine pour voir de quoi il en retourne.
De joyeuse humeur sans doute et plaisantin dans l'âme, Vankine a l'idée baroque - et sans doute inspirée plus ou moins par le champagne ou la vodka - de feindre un quiproquo. Pour lui, affirme-t-il avec autant d'élan que de malice, ces bruits qui ont attiré son attention n'étaient que des baisers dispensés par son hôte à Marfa. Dispensés en quel endroit de sa personne, il a l'élégance de ne pas le préciser mais enfin, cela ne l'empêche pas de s'éclipser, sans écouter plus longtemps les bafouillements indignés d'Akhinéïev et en lui laissant clairement entendre que, quand sa maîtresse est sa propre cuisinière, et surtout le jour du mariage de sa propre fille, il faut savoir se montrer discret dans ses ébats.
Le malheureux professeur, qui n'a probablement pas bu assez pour saisir la plaisanterie de Vankine, pâlit, rougit, repâlit et tout son enthousiasme s'effondre lamentablement. Il n'a plus qu'une idée en tête : persuadé que Vankine va répandre cette calomnie infâme aux quatre coins de ses salons, il décide de contre-attaquer. le plus finement, le plus adroitement, le plus subtilement possible, cela va sans dire.
C'est pourtant timidement qu'Akhinéïev pénètre dans le premier salon. Et quelle est la première chose qu'il y voit ? Vankine, s'entretenant avec la belle-soeur de l'inspecteur d'Académie ! Ce qu'il confie à la jeune femme est même si drôle que celle-ci en rit à gorge déployée. Voilà notre pauvre Akhinéïev pleinement convaincu : c'est de lui et des baisers qu'il aurait prodigués à Marfa, dans l'intimité de la cuisine et du plat d'esturgeon - ah ! ce maudit esturgeon ! - que Vankine parle. Pour l'instant, il n'en est qu'au tout début du premier salon mais quand il en sera à la fin, hein ? En quel triste état se retrouvera la réputation, jusqu'ici sans tache, du professeur Akhinéïev ? Et tout ça le soir du mariage de sa propre fille !
Bien décidé à vaincre, Akhinéïev s'avance. Son plan, il vient de le concevoir avec une rapidité, une clarté de vision dignes d'un stratège de génie. Et, en bon stratège, il l'applique sans plus attendre. On le voit, à son tour, aller, de-ci, de-là, d'un groupe à un autre, l'air assuré, le geste aisé, le sourire malin et vaguement méprisant. Ah ! il s'en donne, du mal, pour protéger sa réputation et celle de sa famille, cette famille honorable où vient d'entrer ce soir-même un gendre des plus estimables, un professeur d'Histoire, mais oui, Mesdames et Messieurs, parfaitement ! Pensez donc : un professeur d'Histoire a demandé la main de sa fille, à lui, Akhinéïev ! Mais oui ! Ne faut-il pas, dans de telles conditions, se battre pratiquement jusqu'à la mort pour sauvegarder l'honneur, injustement souillé, de la famille Akhinéïev ?
Du mal, notre héros s'en donne tant et tant que, l'heure du repos ayant sonné et les jeunes mariés s'étant éloignés en calèche pour leur voyage de noce, il s'écroule littéralement de fatigue sur son lit. le lendemain matin, l'effet du champagne et des vins capiteux, ajouté à la nuit paisible qu'il vient de passer, lui efface de la mémoire tout souvenir relatif à Vankine. Et, lorsqu'il se rappelle l'indigne conduite du surveillant du collège, il hausse les épaules, conscient d'avoir ruiné ses intentions calomnieuses à son égard.
D'où vient alors que, dès la semaine suivante, très précisément dès le mercredi qui suit, en pleine salle des professeurs, au collège où enseigne avec solennité notre noble et dévoué Akhinéïev, sur le coup de trois heures si nos souvenirs sont bons, le directeur de l'établissement, très gêné, le prend à part et lui recommande à son tour la plus grande discrétion sur ses amours ancillaires ? Certes, on sait bien qu'un homme est un homme mais Akhinéïev ne doit pas oublier qu'il est aussi et surtout un pédagogue et que cette responsabilité des plus graves lui impose de très nombreux devoirs ...
D'où vient encore que, dans tous les quartiers qu'il fréquente, Akhinéïev sent bien qu'il est observé, épié, par des regards scandalisés, émoustillés, indignés, égrillards, moqueurs, dont certains lui disent même très clairement : "On se doutait bien que vous étiez un dépravé ! Venant de vous, que vous embrassiez votre cuisinière dans votre cuisine, et le soir même du mariage de votre fille, pareille attitude est pour ainsi dire normale ! Scandaleuse mais normale ! Ah ! vous cachiez bien votre jeu jusqu'ici même si nous avions quelques doutes ... Mais vous voilà démasqué, monsieur ! Dé-mas-qué, entendez-vous ? ..."
D'où vient enfin, ô comble du désespoir ! que Mme Akhinéïev elle-même l'apostrophe le jour-même à l'heure du repas et conclut sa diatribe brève mais cinglante par un "Goujat !" aussi définitif que menaçant ? ...
La solution, vous la trouverez, lecteur, dans la fin, brillante et incisive, de cette "Calomnie" où l'on perçoit le sourire avant d'entendre le rire de l'auteur derrière presque chaque mot. Un vrai régal ... En ces temps moroses, profitez-en bien. ;o)