Ce n'est pas toujours le hasard qui nous fait passer d'un livre à l'autre.
A cette époque où je m'intéressais encore aussi bien à la science qu'à la mystique, aux sciences physiques qu'à la parapsychologie, à cette époque où quelque chose me semblait encore à peine mieux que rien, à cette époque donc où je croyais qu'on pouvait encore comprendre le monde d'une certaine manière, j'ai lu
Flatland D'
Edwin A. Abbott. Un bouquin du diable, sensationnel : prenez un mec vivant dans un monde en deux dimensions et foutez-le sans lui demander son avis dans notre monde à trois dimensions. Tout un apprentissage de ce qui semblait acquis devra alors se faire, ce qui semblait connu devient soudainement étrange, et toute l'histoire de
Flatland n'est qu'un essai de traduction des termes du monde à deux dimensions à ceux du monde à trois dimensions (la sphère, cette horrible mutation du cercle ; la pyramide, cette version dégénérée du triangle, etc.). Partant de là, le lecteur est obligé de se poser la question de notre impossibilité épistémique à appréhender la quatrième dimension avec nos sens si étriqués et le manque de vocabulaire approprié qui en découle. Je ne vais pas vous refaire la critique de
Flatland, je l'ai déjà faite et ça m'emmerde à chaque fois, je ne sais même pas pourquoi je me suis sentie obligée de me retaper cette corvée. Tout ceci pour dire que, tellement emballée par la question que posait
Flatland, même si je n'y réfléchissais pas plus de trente secondes par jour, et pas plus d'un jour par an, j'ai décidé de commander «
le triangle à quatre côtés » sans en avoir lu le résumé, rien que pour le titre.
La question m'intéressait d'ailleurs tellement que ce n'est que trois ou quatre ans plus tard que je décidai enfin d'en commencer la lecture. Et encore, non pas parce que je sentais que le moment était enfin venu ou pour toute autre raison transcendantale, mais parce que j'avais besoin d'un livre court et pas trop encombrant. Eh bien, ce livre n'a rien à voir avec
Flatland ou avec les délires mystiques de la quatrième dimension. Rien à voir. Ça ressemble plutôt à Heidi à la montagne.
Voyez l'histoire : un vieux professeur devient pote avec deux de ses petits élèves, plutôt intelligents les bambins, et tous ensemble ils réussissent à bricoler une machine qui permet de photocopier à l'identique un objet. Que ce soit une page de bande dessinée ou un être humain qui se fasse photocopier semble ne pas changer le processus outre mesure et, en ce qui concerne le cas particulier de l'être humain, c'est non seulement le corps mais aussi les souvenirs qui sont reproduits à l'identique. Certes, la science-fiction n'a pas vocation à être crédible, mais elle a tout de même vocation à émettre des idées ou des théories sur l'impossible, ce qui n'est pas du tout le cas ici. Peu importe, nous pourrons, à défaut de nous réjouir d'explications assommantes sur la proximité de l'être humain et de la boule de pétanque dans leur photocopiabilité, nous enthousiasmer pour le non-désir de pénal et l'absence de culpabilité éthique que nous procure cette histoire. Bref, un des gamins, titillé par ses gonades, se case avec une meuf entre temps. Dommage, son pote était amoureux d'elle aussi. Alors ils ont une idée démente : ils vont cloner la pouffe pour que les deux copains restent copains ensemble et ne se disputent pas rien que pour savoir qui c'est qui va la baiser la bonnasse. Pof, la meuf est photocopiée, identique à l'originale. La photocopie se case avec le puceau et le ménage à quatre dure un petit moment jusqu'à ce qu'on comprenne que la photocopie est en fait si identique à l'originale qu'elle ne peut pas non plus être amoureuse du puceau, et là tout part en couilles.
Arrêtez-vous en au titre de l'histoire. Contemplez le magnifique triangle à quatre côtés qui est figuré en couverture le temps que vous voudrez, et puis allez vous faire cuire un oeuf si ça vous chante.