Lorsque le monde se dédouble, en proie à un jeu de calques et de miroirs, alors la réalité se trouble et devient inquiétante, incertaine et dangereuse…
Une mélodie inaboutie, une ébauche de quelques notes, une phrase musicale lancinante, inachevée - do dièse, fa dièse, accord mineur - obsède Hugo, contrebassiste et compositeur en perte de vitesse et d'inspiration qui décide de quitter Montréal et de rentrer chez lui, à Lisbonne, pour une année sabbatique durant laquelle il tentera de se ressourcer auprès de sa soeur jumelle, Julia, et de sa famille. Hugo, c'est un homme “incomplet, insuffisant pour lui-même”, un jazzman criblé de dettes qui s'efforce en vain de noyer dans l'alcool l'angoisse et le vide intérieur qui l'accompagnent depuis l'enfance et l'empêchent de créer et de vivre.
Ce vide, il le ressent profondément, comme une part manquante, volée peut-être à son insu, une absence qui s'exprime jusque dans ses cauchemars où il rêve “d'un homme s'éloignant dans une tempête de neige, un inconnu qui (...) lui avait volé quelque chose, une chose dont il pensait qu'elle était à lui mais qui ne l'avait peut-être jamais été, un visage, une identité.”
Quelle est cette silhouette, obscure et floue, qu'il croise parfois dans ses rêves mais également dans sa vie, présence furtive captée un bref instant du coin de l'oeil au détour d'un miroir, d'un reflet, ombre fugitive qui, aussitôt aperçue, disparaît et le laisse avec un sentiment trouble d'une inquiétante étrangeté ?
Do dièse, fa dièse, accord mineur… La mélodie, rétive, superbement rebelle, persiste à frayer son chemin sur la touche d'ébène de la contrebasse d'Hugo. La mélodie d'
une vie. Obsédante. Indomptable. En attente et hors de portée, comme une femme, un amour, qui toujours se dérobe. Do dièse, fa dièse, accord mineur, enchaînement, transposition… Sous les doigts du pianiste virtuose Luis Stockman, en concert au Colisée de Lisbonne et sous le regard incrédule d'Hugo, la voilà qui se déploie dans toute sa beauté et qui le nargue, SA mélodie, amante inaccessible offerte sans pudeur au clavier et à la caresse adultère d'un autre musicien…
Qui est le compositeur, et qui est le plagiaire ? Quel est ce sortilège ? Et qui est cet homme, ce pianiste adulé par les foules, surgi brusquement de nulle part, dont personne ne sait rien et qui, étrangement, ressemble à Hugo et lui est détestablement semblable ?
Avec “
Lisbonne Mélodies” - son troisième roman traduit en français après “
Le Domaine du temps” et “
Le bon Hiver” -
Joao Tordo explore le thème du double, de la raison qui doute et qui vacille, ébranlée, sur les territoires incertains de la schizophrénie, de la folie et de toutes les interrogations qu'elles suscitent. Une belle histoire pleine de musique, de bout en bout passionnante, qui nous transporte dans un univers étrange et fantastique dont l'atmosphère m'a un peu rappelé celle du “Horla”
De Maupassant, et, pour moi, un très bon moment de lecture
Do dièse, fa dièse, accord mineur, enchaînement, transposition... "
Lisbonne Mélodies", tendez l'oreille et lisez, en écoutant, si possible,
Charles Mingus, Charlie Haden ou Avishai Cohen.
[Challenge MULTI-DÉFIS 2019]