Le dernier livre de
Vargas Llosa apporte la preuve éclatante du talent intact du prix Nobel 2010, au travers du mélange de faits historiques et de fiction. Il met en scène le coup d'état à double détente au Guatemala dans les années 50, qui d'abord renversa le Président, régulièrement élu, au profit d'un pâle usurpateur, pour ensuite faire sortir de scène ce dernier.
Vargas Llosa ne se soucie pas de livrer un récit chronologique, ce qui peut dérouter au début de la lecture, mais constitue très vite un agrément, en apportant un élément de variété dans la construction littéraire.
Les Etats Unis d'Eisenhower et la CIA s'étaient déjà fait la main en 1953 en Iran avec le coup d'état chassant du pouvoir le premier ministre Mossadegh qui souhaitait renégocier les accords pétroliers avec la Compagnie Anglo-Persian et menaçait de nationaliser l'exploitation pétrolière.
Au Guatemala, ce n'est pas le pétrole qui inspire le coup d'état, mais la banane, dont le quasi monopole est détenu par la très puissante compagnie étatsunienne United Fruit.
Elle jouit dans le pays d'un régime d'exemption fiscale que menace, bien modestement, le Président Jacobo Arbenz, par souci de justice fiscale et volonté de sortir son pays de l'extrême pauvreté, souhaitant l'avènement d'une société donnant à chacun, sur le modèle étatsunien, la possibilité d'avoir une vie décente, et de s'enrichir, contribuant ainsi à la prospérité générale.
Taxation (fût-elle modique) et réforme agraire (même sans spoliation), c'est beaucoup pour United Fruit.
Son dirigeant, Sam Zemurray ("Sam the banana man") dispose d'un atout extraordinaire en la personne de son conseiller en publicité et relations publiques
Edward L. Bernays, dont l'action dans l'affaire sera déterminante.
Les USA sont par lui rapidement convaincus grâce à une campagne d'intox (les "fake news", bien connues dès avant internet!) que Jacobo Arbenz est le patient zéro d'une pandémie communiste qui gagnera tous les pays d'Amérique Centrale et menacera directement la "plus grande démocratie du monde".
L'intrigue est magistralement et rapidement mise en scène par l'entente parfaite de Zemurray et Bernays, depuis les USA, et se transpose tantôt au Guatemala, tantôt en République Dominicaine, dont le Généralissime Trujillo a été partie prenante du coup d'état initial, mais surtout du remplacement du dictateur fantoche.
On a un plaisir rare à évoluer dans le foisonnement de personnages, dont aucun n'est exempt de reproches, mais qui tous sont traités de manière à acquérir une réelle consistance. Entre Arbenz, démocrate sincère tiraillé par son penchant alcoolique, Johnny Abbes García, félon archétypal, amateur gourmet de consommation orale de sexes féminins, Miss Guatemala, anti-héroïne retorse et John Emil Peurifoy, ambassadeur de choc anti-communiste fanatique, impossible de s'ennuyer une minute.
Au demeurant, l'histoire qui a suivi montre abondamment l'actualité de "
Temps sauvages". La Baie des Cochons à Cuba, l'opération Condor en Amérique Latine, le coup d'état contre Pinochet au Chili, l'aide aux Contras au Nicaragua, l'invasion de l'Irak au prétexte de la défense contre des prétendues "armes de destruction massive": autant d'évènements, chaque fois synonymes de milliers de morts et d'une grande misère, qui peuvent amener une réflexion sérieuse sur la réalité de la démocratie que les USA et leurs alliés entendent apporter au monde "non civilisé". du coup, la réussite de la campagne d'intoxication d'
Edward Bernays permettra de s'interroger sur la sincérité du propos de
Jacques Séguéla, dans les années 80, qui vantait le caractère "informatif" de la publicité. Plaisir du roman, intérêt historique et réflexion géopolitique et sociétale réunis: une parfaite réussite que "
Temps sauvages".