L’OR
Vous existez en moi, fleuves, forêts et monts,
Et vous encor, mais vous surtout, villes puissantes,
Où je sens s’exalter les cris les plus profonds
D’âge en âge, sur la terre retentissante.
Vos gestes sont précis, si vos espoirs sont fous,
Vous vivez mille instants en un instant fugace,
Vous créez votre force avec toutes les races,
Et le rythme du siècle est votre rythme à vous.
Ô morts, couchés de cimetière en cimetière,
Au long des plaines de la terre,
De quel frémissement doivent trembler vos os
Lorsque les trains sonnants ébranlent vos tombeaux !
Vous étiez mêmes gens habitant un village,
Vous ne connaissiez rien que vos mêmes usages,
Et voici que le monde entier roule sur vous
Ses tumultes et ses remous
Et que les rails qui vous frôlent de leurs éclairs
Jettent vers les cités l’innombrable univers.
Elles sont là qui attendent au bord des mers,
Avec leurs gestes droits de signaux et de phares,
Avec leurs yeux en feu sous les voûtes des gares,
Avec les mailles de leurs bruits
Se resserrant le jour, se desserrant la nuit,
Avec leur hâte et leur ruée
Vers les conquêtes graduées.
Voici les docks et les hâvres, et les chantiers
Pleins de marteaux, et de compas, et de charpagnes,
Où les câbles des treuils et les bras des leviers
Font mouvoir lentement des morceaux de montagne ;
Voici les cargaisons chargeant les vieux pavés,
Et des ballots de laine échoués dans la boue,
Et des ponts tout à coup jusqu’au ciel soulevés,
Et des tournoiements fous de chaînes et de roues,
Et des Malais bronzés et des Arabes blancs,
Et leurs cris gutturaux et leurs chansons barbares.
Et leur travail rapide ou leurs pas indolents
Autour des bricks légers et des lourdes gabarres.
Lorsque Joseph d'Arimathie
Eut descendu le Christ raide, livide et froid,
Du sommet de la croix,
Et que la garde et que la foule étaient parties
Et que les monts et que les cieux,
Et que les eaux et que la terre,
Un instant remués par les vents et les feux,
Étaient redevenus silencieux
Et solitaires,
le baiser de Jean sur le cœur de son Dieu !
Il était mort, ce cœur,
Avec sa lente et patiente douceur
Et son pardon profond et sa claire tendresse,
Et Jean dans un baiser les voulait recueillir
Pour que leur triple ardeur n'eût le temps de languir
Ni de mourir de sécheresse,
Pendant les trois longs jours
Que passerait au fond du tombeau lourd,
Avant que d'en renaître,
Le maître.
Oh ! ces lèvres de Jean et leur baiser suprême
Dans le silence
A l'endroit même
Où s'enfonça le coup de lance !
Lorsqu'il eut reconduit Marie en sa maison,
Une première étoile ouvrit sa floraison,
Là-haut, dans le ciel de Judée,
Et Jean la regardait, dans l'azur vaste et clair,
Briller si pure et si chaste qu'elle avait l'air
D'être son âme élucidée.
La mauvaise fureur n'habitait plus en lui ;
Il avait à jamais repoussé vers leur nuit
Le vieil orgueil et ses alarmes.
Il appelait sur soi les affronts déchaînés
Pour imiter son Dieu mourant — et pardonner
Très doucement, avec des larmes.
Il se faisait très faible et se sentait très fort.
Il recelait en lui le secret réconfort
De ceux qui dominent la vie
Non par la force droite et belle infiniment,
Mais par l'humble vouloir et par l'effacement
Et la douceur inassouvie.
Poésie - Le péché - Emile VERHAEREN