Ce livre se présente en deux parties, à peu près équivalentes en termes de page. La première consiste en notes éparses mais à chaque fois consistantes d'un auteur en herbe (alter ego imaginaire, je pense, de l'auteur du roman lui-même). Ce personnage, on le devine jeune architecte ou ingénieur, exerçant à
Paris mais originaire de province ; on le devine peu passionné par et guère ambitieux dans son métier. Il préfère voyager, notamment en Bourgogne, à la
Côte d'Opale et à Buenos Aires, se livrant à chaque fois à des repas presque pantagruéliques, qu'il prend soin de rapporter en détail.
Il se rêve aussi grand écrivain, projetant de rédiger son Grand
Roman, pour lequel il compile ces notes. le Grand
Roman devient quelque peu son dada, son obsession même, et les notes commencent à prendre souvent une allure d'étude préliminaire ou l'observation minutieuse d'une porte, d'un transit intestinal, d'une chambre d'hôtel le disputent à la recherche d'un sujet digne de former la trame de l'ouvrage à compléter. Une fois de plus, en tant que lecteur, on est réduit à deviner que la préparation et l'idée du livre abouti l'emportent à la concrétisation et à l'achèvement. Nul projet n'est aussi envoûtant qu'un projet jamais mené à terme.
On devine également la possibilité d'une grande histoire d'amour avec C., un jeune Sud-Américain que l'on voit hésiter entre études à
Paris et retour à sa
Grande Île au large du Chili (ma supposition personnelle). La relation, semble-t-il, fonctionne le mieux quand les deux sont séparés – elle aussi relève du fantasme qui ne survit que difficilement aux épreuves de la présence et de la réalité.
À ma très grande surprise – puisque je ne pensais pas ce personnage de la première partie capable d'y arriver –, la deuxième partie se révèle être… le Grand
Roman lui-même. Évidemment – tout ce livre comptant 219 pages – il ne s'agit pas de
Guerre et Paix ou Autant en emporte le vent, mastodontes de la littérature (je parle du volume, bien entendu). Mais une des idées potentielles de la première partie a porté ses fruits, et on suit donc les aventures et la fin (fictionnelles) du fils de Napoléon III, Napoléon Eugène Louis Jean Joseph Bonaparte, « Loulou », prince impérial, appelé ici le Grand
Prince.
Étrange roman que celui-ci – je parle du roman que je présente, non pas de celui qui constitue sa deuxième partie. Je ne m'attendais pas à cette division en deux, pour commencer, et pour être honnête, quand débute la deuxième partie, j'ai regretté sur quelques pages d'avoir laissé derrière moi le narrateur de la première partie. J'avais fini par bien l'aimer, ce mec un peu perdu, un peu seul mais assez confortable dans sa solitude, avec ses angoisses, ses petites et grandes obsessions, ses tics et marottes.
Bon, certes, j'avais envie de le prendre par les épaules et le secouer en lui criant dessus : « Mais tu vas t'y mettre, enfin, à la rédaction de ce p****n de Grand
Roman ! »
Bien sûr, s'il s'était attelé à la tâche plus tôt, je n'aurais pas eu le plaisir de parcourir toutes ses notes. Des notes au fil de l'eau, parfois sur le fil, filantes comme les étoiles du même nom, mais immensément divertissantes (non pas drôle, genre « Ha-ha-ha ! », mais suffisamment inattendues et intrigantes qu'elles m'ont fait tourner les pages sans que je m'en aperçoive). Un certain effet de sfumato, de flou artistique alterne avec des descriptions que l'on croit d'abord anodines, mais d'une précision obsessionnelle.
On retrouve bon nombre de ses notes préparatoires dans la deuxième partie, qui dans un petit aparté pour caractériser un endroit, qui dans la représentation d'un personnage, et je les ai reconnues avec cette satisfaction qui nous envahit lorsque l'on a le droit de se trouver perspicace. Cette deuxième partie, tout comme la première, est menée de main de maître (à écrire) ; notamment les pérégrinations en Argentine et dans les denses forêts des Andes revêtaient un côté récit fantastique si cher aux auteurs de ce continent (je pense notamment aux premiers romans de
Garcia Marquez et d'Isabelle
Allende).
À mon avis, cependant, les deux intrigues entremêlées de la première et deuxième partie jouent un rôle secondaire, s'effaçant devant ce qui m'a frappé le plus : le pouvoir, la puissance du verbe. Ce livre est extrêmement bien écrit, d'un français enjoué, tantôt frais et cru dans la première, tantôt presque baroque dans la deuxième partie. On sent que l'auteur non seulement a sué sang et larmes, mais aussi s'est amusé à l'écrire. On le ressent, cet amour pour la langue, pour les mots, dans la recherche des détails, dans le « désarchivage » de termes qui m'ont valu parfois des recherches de mon côté pour être sûr de leur signification – notez que j'aime bien apprendre de nouveaux mots, donc ça ne me dérange pas de devoir interrompre ma lecture pour ouvrir mon portable et me plonger dans des dictionnaires.
Pour finir, un mot sur le titre,
Les Sagoens. Ne me demandez pas pourquoi, mais j'étais persuadé que c'était un nom de famille ou de localité bretonnes. Et tout le livre, j'ai attendu et cherché, en vain, un lien avec la Bretagne (Internet n'ayant été d'aucun secours pour trouver une réponse à mon questionnement). Eh bien, l'énigme est résolue à la fin de cet ouvrage, car Sagoens est le nom d'une tribu (nom inventé ou réel ? je n'en ai aucune idée) de cette
Grande Île derrière se cache (peut-être) l'Île de Pâques…
Si vous avez envie d'être dérouté, dépaysé, transporté, ce livre est un excellent moyen d'y parvenir.
Lien :
http://livresgay.fr/les-sago..