L'imaginaire, si essentiel à notre existence, est fascinant, non seulement parce qu'il est un moyen d'évasion, de « divertissement » à la
Blaise Pascal, mais aussi parce que d'une certaine façon, il donne corps et réalité à beaucoup de nos angoisses, de nos fantasmes, de nos espérances parfois. La littérature de l'imaginaire abonde d'oeuvres où ces deux aspects cohabitent, à la fois dans une cohérence extrême, et dans une porte ouverte sur l'irrationnel le plus échevelé.
Bernard Werber est un de ces auteurs qui placent leur oeuvre sous cette double égide : des romans grands public, qui « racontent une histoire » (et souvent même plusieurs histoires simultanées), et en même temps une mise en lumière de grands thèmes philosophiques qui traversent notre époque et qui sous-tendent nos sentiments et nos sensations, nos croyances, et également toutes les zones d'ombre de notre esprit, les couleurs du rêve et du cauchemar.
Bernard Werber qualifie son oeuvre de « philosophie-fiction », et son premier roman «
Les fourmis » en est l'illustration pleine et entière.
Il y a plusieurs histoires dans «
Les Fourmis » : tout d'abord une parabole animalière, comme il en est tant paru en science-fiction depuis que le genre existe : une société animalière plus ou moins calquée sur le genre humain. Sauf qu'ici la société des fourmis existe par elle-même : extrêmement organisée, dense, hiérarchisée, elle a ses codes et ses lois. Et son histoire. Nous suivons le destin de plusieurs d'entre elles, elles portent toutes un numéro, à part la reine qui a un nom propre. Nous suivons ainsi les aventures de 103683e, une fourmi rousse « soldat », 327e, qui en donnant l'alarme va déclencher toute l'histoire, 56e, qui va l'aider et sera fondatrice d'une nouvelle cité, etc. La deuxième histoire, qui se déroule en parallèle de la première avant de la rejoindre dans la dernière partie du roman, concerne des humains : Jonathan Wells (le nom n'est pas innocent, c'est un clin d'oeil à
H.G. Wells), est un ancien serrurier, qui a peur du noir, et qui se trouve malgré lui embarqué dans une aventure étrange : neveu d'un oncle plutôt bizarre, il hérite de sa maison et se voit obligé de descendre dans une cave pour le moins insolite pour ne pas dire inquiétante. Pour relier ces deux thèmes narratifs, l'auteur distille des extraits de «
L'Encyclopédie du savoir relatif et absolu », oeuvre d'Edmond Wells, testament énigmatique du feu tonton bizarre.
Avec une intrigue aussi complexe (je vous fais grâce des sous-histoires qui, chez
les fourmis comme chez les humains, racontent des pans de vies tout aussi palpitantes que l'histoire principale) on pouvait craindre que l'auteur s'emberlificote dans des considérations oiseuses et se mélange les pinceaux dans sa narration. Il n'en est rien, car il fait preuve d'une construction extrêmement soignée (il a déclaré s'être inspiré de l'architecture de la cathédrale d'Amiens) et son talent d'écriture fait le reste.
Et pour être fidèle à sa définition de « philosophie-fiction » il aborde, par le biais du roman, plusieurs grand thèmes qui lui tiennent à coeur : la naissance, la vie et la mort d'une société (grâce à une documentation très précise et très prenante sur
les fourmis), la communication entre les êtres (qu'elle soit physique ou mentale), la lumière et l'obscurité, un regard aigu sur les principes de vie et de mort, et très important également, la quête.
Un grand roman de notre temps, dont on peut à l'infini déchiffrer les mystères. Remarquablement écrit et passionnant d'un bout à l'autre. Même si vous avez horreur des bestioles.