Je ne sais jamais ou très rarement identifier ce qui me pousse vers tel livre plutôt que vers tel autre.
Très souvent, après avoir achevé la lecture de l'un d'entre eux, il me semble avoir une idée presque arrêtée sur celui qui lui succèdera ; j'y pense un peu avant que ne se referme le dernier.
Sur un des rayons de ma bibliothèque je m'empare de "
l'élu".
La lecture commence... et dans bien des cas s'arrête à la dixième, vingtième page...
Pourquoi ? Il me semblait pourtant que c'était "lui" !
Commence alors une quête ; j'en ouvre plusieurs, lis quelques pages... non, ce ne sont pas les "bons".
Il me faut parfois plus d'une heure pour "le" trouver, savoir enfin que le moment et l'envie s'étaient donné rendez-vous dans les pages de celui avec lequel je vais maintenant me sentir enfin accordé... presque en paix.
Lorsqu'il y a deux ou trois ans j'ai entendu
Daniel Pennac évoquer les deux romans et les deux auteurs qui l'avaient récemment marqué, ce dernier avait cité
Joseph Ponthus et ce qui restera hélas son unique et formidable livre -
À la ligne - Feuillets d'usine -, et il y avait adjoint le nom de
Christèle Wurmser et son roman -
Même les anges -.
J'ai lu
Joseph Ponthus avant que
Daniel Pennac en parle de manière élogieusement touchante.
J'avais celui de
Christèle Wurmser qui m'attendait sur l'une des étagères de ma bibliothèque.
Il m'a fallu presque deux ans avant que n'arrive le moment, que le désir et l'envie soient à ce point impérieux qu'il m'aurait été difficile, voire pénible, de ne pas honorer ce rendez-vous avec celle dont D.
Pennac disait :
"« Je n'ai jamais rien lu qui soit écrit dans un style aussi éblouissant, brûlant. J'ai été saisi par le courant de l'écriture. Cette écriture, c'est une espèce de poésie, un courant qui vous emporte de la première à la dernière ligne. J'ai ouvert les premières pages et je n'étais plus là pour personne, et cela jusqu'à la dernière. Une lecture dont je ne suis pas encore revenu. »
Sachant que je ne saurai pas dire mieux que
Pennac, je me contenterai simplement de la locution nominale "coup de foudre", dont
Jean d'Ormesson prétendait "qu'il était la fête toujours inachevée du bonheur"...
Je n'avais lu que quelques lignes que j'étais subjugué.
Je lisais les paragraphes, étais tellement ébahi d'admiration par leur beauté, leur intelligence, leur poésie, leur intensité, que je m'arrêtais pour prendre le temps de retrouver mes esprits... et je les relisais encore et encore... ému aux larmes.
J'ai pensé alors au fameux Syndrome de
Stendhal.
Était-ce le même sortilège que celui qui s'était emparé de moi lorsqu'un soir d'il y a longtemps j'avais succombé au mysticisme sublime d'un coucher de soleil dans ce petit jardin qui jouxtait l'hôtel Old Cataract à Assouan ?
C'était possible.
En tout état de cause, la meilleure chose à faire en ce cas était de laisser le charme opérer et profiter de ces instants de grâce.
Ce que j'ai fait.
Le thème de ce roman est l'amour et sa soeur ennemie l'absence.
La narratrice se réveille un matin... l'homme qu'elle aimait, qu'elle aime, est parti sur la pointe des pieds, sans un geste sans un mot.
Commence alors une longue et douloureuse errance, une quête où se mêlent la souffrance au présent, au passé et des lendemains qui s'inscrivent dans une vie bouleversée, une déchirure à recoudre (?), celle
de l'amour perdu.
La structure narrative va alors se dérouler sur une alternance entre ce présent qu'elle porte à la foi comme une croix et comme un chemin étroit sur lequel elle continue d'avancer comme une funambule en proie à la peur du vide...un passé d'où émergent la figure fondatrice et référentielle du père, artiste peintre disparu prématurément, sa mère tirée des griffes d'un asile psychiatrique parce que victime des conséquences traumatiques de l'inceste, sa demi-soeur garance, fruit de cet inceste... et un devenir d'écrivaine... à condition que l'Absent-Vous s'efface et que puissent recouler les mots.
Pour ce faire, ayant été reçue à un concours, celle qui a déjà publié avec succès un premier roman, s'est vu offrir un stage "littéraire" d'un an à la prestigieuse Villa Médicis à Rome.
De là vont naître des rencontres initiatiques, réparatrices (?)... à vous de le découvrir...
Christèle Wurmser raconte qu'elle écrit tous les jours, partout, n'importe où, sur des cahiers dans lesquels elle se noie.
Son premier roman ( non édité... sourire...) ainsi que son premier poème datent de l'âge où elle avait six ans.
Elle se représente la littérature comme un grand paysage blanc d'où prendraient leur envol des colombes rayées que sont les livres partis à la rencontre de ceux qui auront envie de les découvrir, d'échanger avec eux.
L'écriture, dit-elle, c'est de l'eau. Il faut la laisser libre de s'écouler où elle veut et ne pas lui fermer la porte de la chambre à coucher.
Elle se passionne pour la calligraphie ; elle aurait aimé dessiner.
Son roman, pour ceux qui l'ont lu ou le liront est ainsi mis en forme qu'une phrase est soudain suspendue, comme prise de vertige ( ce qui est le cas de la narratrice ), la peur de tomber fait qu'elle cherche à se rattraper à un mot.
C'est ce qu'elle définit comme étant "l'effet escalier".
C'est ainsi qu'elle fait respirer son écriture et son ou ses personnages.
C'est à l'occasion d'un séjour ancien à la Villa Médicis que, griffonnant sur un de ses cahiers, a débuté ce qui n'était alors qu'un de ses habituels rituels d'écriture et est devenu au fil des ans -
Même les anges -.
Christèle Wurmser dit alors avoir été visitée puis habitée par celle qu'elle appelle " la petite personne ", qu'elle n'a fait que la suivre, elle qui en se cherchant cherchait la vie.
Chacun, dit l'écrivaine, peut et doit avoir sa lecture de ce roman, sans chercher surtout à le ranger dans des catégories... amour, action, érotisme, philosophie etc...
Pour clore cette présentation, j'aimerais, parmi un choix difficile, vous proposer deux passages de cette oeuvre, deux passages qui sauront mieux que je n'ai essayé de le faire, vous donner la mesure de ce grand, très grand roman.
Le premier passage est celui sur lequel s'ouvre l'histoire.
"Je tends la main.
Les draps n'ont pas encore eu le temps de refroidir.
Dans l'autre main j'ai votre voix que blanchit la distance et qui demande pardon, pardon d'être si loin.
Il est cinq heures du matin. Vous m'appelez d'un aéroport et je n'arrive pas à recoudre ensemble
votre voix subitement mêlée de sonorités étrangères
et votre corps qui, sous les draps,
m'écrase encore.
&&&&&&&&&&&
Tout à l'heure, nous faisions l'amour.
J'ai sur mes lèvres un peu de votre sueur séchée.
Vous vous êtes sauvé, dites-vous, "en pleine nuit pour ne pas te faire de peine, tu as si mal vécu mes précédents départs..."
&&&&&&&&&&&&&
Derrière la vitre, il fait un bel octobre.
J'ouvre et je ferme les cuisses.
Je respire les bouffées chaudes que le lit garde de vous, j'écoute votre voix qui peu à peu s'épuise, usée par mes silences et par la faute d'avoir osé partir sans m'en avertir.
Aujourd'hui, pour la première fois depuis que nous nous aimons,
vous m'avez trahie."
Le second passage... parce qu'il me fallait en choisir un...
"Il est des nuits où la mort frappe.
Elle sort avec sa faux et vient faire son marché. Elle choisit, parmi les blés, les épis les plus mûrs ou les tendres pousses, c'est selon son humeur. La planète entière est soumise à sa loi autant qu'à son caprice, elle a parfois le geste large et fauche d'abondantes brassées, parfois le geste plus fatigué et alors lui suffisent quelques têtes goûteuses qu'elle choisit parmi les mieux aimés des humains qui seront aussi les plus regrettés.
Avez-vous remarqué comme elle est peu avide d'occire les méchants ? La mauvaiseté doit leur donner un goût amer. Ils doivent avoir à force de nuire la chair coriace et qui se coince entre les incisives. La mort en est si peu friande et ne se résout bien souvent à les emporter que lorsqu'ils sont si vieux qu'ils ne pèsent plus rien sur la langue et font office de glutamate pour relever la saveur des autres
gobés en même temps."
Lorsqu'on demande à
Christèle Wurmser quels sont ses maîtres en littérature, elle répond qu'elle n'a pas de maîtres mais des chocs littéraires ; "des chocs qui ont ouvert des portes là où je croyais qu'il n'y avait que des murs..."
Je ne sais pas si vous préférez des maîtres, des chocs ou autre chose.
Moi, le mots choc me va bien.
Parmi quelques-uns d'entre eux je citerai -
La montagne magique - de
Thomas Mann, -
Les saisons - de
Maurice Pons, -
Apologie de la viande - de
Régis Clinquart... et -
Même les anges - de
Christèle Wurmser...
Un livre magnifique, une lecture magique.
Le verbe est riche, la poésie l'affleure en permanence ; une poésie d'où s'écoule la vie dans toutes ses acceptions.
C'est un verbe exigeant pour ceux qui veulent en savourer toute l'enivrante substance.
Une exigence dont le lecteur est récompensé au centuple.