Féroce ! C'est le mot qui me vient à l'esprit dès les premiers chapitres du livre. le roman aborde des thèmes qui sont « dans l'air du temps », mais on sent tout de suite que
Zola n'a aucune sympathie pour ses personnages, et qu'il va tirer à boulets rouges sur ce microcosme que constitue l'immeuble de la rue de Choiseul, dans lequel l'intrigue se situe tout entière.
Nous voici chez les Josserand : un couple dont le principal souci est de trouver des maris pour ses deux filles. Cela vous rappelle peut-être un autre roman ? Oui, «
Orgueil et préjugés », de
Jane Austen ! Mais la similitude s'arrête bien vite : le ton du roman anglais est plutôt léger et élégant, éclairé par l'humour de Mr. Benett. Ici, rien de tel, Mme Josserand est obsédée par le besoin de trouver des mariages avantageux, de faire cracher la dot par son frère, alors que son mari, complètement dépassé, en est réduit à passer ses nuits à copier des adresses pour combler les besoins du ménage qui vit au-dessus de ses moyens. Elle a clamé au début du livre sa doctrine :
« Dans la vie, il n'y a que les plus honteux qui perdent. L'argent est l'argent : quand on n'en a pas, le plus court est de se coucher. Moi, lorsque j'ai eu vingt sous, j'ai toujours dit que j'en avais quarante ; car toute la sagesse est là, il vaut mieux faire envie que pitié… On a beau avoir reçu de l'instruction, si l'on n'est pas bien mis, les gens vous méprisent. Ce n'est pas juste, mais c'est ainsi… Je porterais plutôt des jupons sales qu'une robe d'indienne. Mangez des pommes de terre, mais ayez un poulet, quand vous avez du monde à dîner… Et ceux qui disent le contraire sont des imbéciles ! »
Et elle a si bien inculqué cette doctrine à sa famille, que sa fille Berthe, mal mariée à Auguste, reprend la même formulation mot pour mot.
Et puis le principal personnage, Octave Mouret, qui est-il ? le frère de l'abbé Mouret, que nous avons suivi cinq volumes plus tôt, dans son délire mystique … mais Octave n'a rien d'un religieux, il est terrestre et charnel. Son projet ? Venir de Plassans à
Paris pour faire fortune, en utilisant les femmes. Voilà qui rappelle un autre héros romantique, un certain Julien Sorel … mais Octave est bien loin de tenir la comparaison. C'est un séducteur besogneux, qui échoue dans ses premières tentatives, et doit se contenter de la conquête peu glorieuse de la douce et insignifiante Marie, sa voisine. Il vise ensuite un peu plus haut avec la femme de son patron, Berthe. Mais il y a peu de sentiment dans tout cela, et lorsque Octave arrive à « conclure » avec chacune de ses maîtresses, il se soucie bien peu de savoir si la dame est vraiment consentante…
L'immeuble de la rue de Choiseul symbolise la vision de
Zola sur la société bourgeoise de son temps. Il y a l'escalier principal, là où résident le propriétaire et les familles importantes, avec tapis rouge et portes d'acajou… jusqu'au troisième étage ; après, on reste dans la bourgeoisie, mais à un niveau inférieur, et le tapis est « une simple toile grise ». Puis, il y a l'escalier de service, celui des bonnes et des domestiques, celui dans lequel se glissent les messieurs bourgeois en quête d'aventures. C'est l'accès au « monde du dessous », là où les serviteurs mettent à nu la vulgarité et la rapacité de leurs maîtres dans des conversations sans pitié. Monsieur Gourd, le concierge, règne en petit chef sur l'immeuble, et veille à entretenir par-dessus tout l'image du bon ordre bourgeois, quitte à martyriser les plus faibles.
Dans les volumes précédents des Rougon-Macquart, j'ai souvent évoqué, pour caractériser la manière dont
Zola décrit les lieux et les ambiances, les tableaux des impressionnistes : Manet, Renoir, Degas … Mais ici, les descriptions évoquent bien plus les rudes caricaturistes que furent Daumier ou Gavarni. le trait est simple et direct, les personnages sont sans nuances, et tous plutôt antipathiques.
A la fin du volume, alors que la bonne Adèle se remet à grand'peine de son accouchement clandestin, Octave semble être parvenu à ses fins en ayant enfin épousé Madame Hédouin, la patronne du magasin « Au bonheur des dames ». Et la domestique Julie conclut sur un constat : « …Celle-ci ou celle-là, toutes les baraques se ressemblent. Au jour d'aujourd'hui, qui a fait l'une a fait l'autre. C'est cochon et compagnie. »