Stefan Zweig, on le sait, est un des plus grands auteurs du XXème siècle, et sans aucun doute, de la littérature universelle. Son oeuvre littéraire toute entière fait de lui une « conscience » en même temps qu'un « phare ». La finesse de son observation sur la société de son temps est remarquable. Tout autant, et plus encore peut-être est celle qu'il fait de la nature humaine. A cet égard, «
La confusion des sentiments » est un modèle d'analyse : l'auteur se livre à une exploration à la fois précise et pleine de compassion des tréfonds de
l'âme humaine.
Le narrateur, Roland de D., au soir de sa vie, raconte un des épisodes les plus marquants de sa vie : la relation troublante qu'il a eue, au temps de ses études, avec un professeur de philologie. Les circonstances ont fait qu'à l'âge de 19 ans, il est hébergé chez ce professeur émérite, grand admirateur de
Shakespeare, mari d'une jeune femme, jolie et aimable, mais délaissée. Un sentiment trouble lie les deux hommes. La description de cette relation constitue le corps de cette courte nouvelle d'une rare intelligence, d'une précision clinique quasi psychanalytique (
Freud l'a saluée), et d'une immense connaissance de
l'âme humaine, de ses zones de lumière et de ses zones d'ombre.
«
La confusion des sentiments », le titre est on ne peut plus approprié. Car enfin, de quels sentiments s'agit-il ? L'ambiguïté règne à tous les niveaux : la relation entre Roland et le professeur est du type attirance/répulsion : attirance à cause de l'admiration « professionnelle » pour le travail du professeur (notamment à cause de
Shakespeare) et répulsion, parce qu'il ne sait trop où il va (il s'agit quand même d'homosexualité, même si ce n'est pas ouvertement avoué). Cette ambiguïté amour/amitié, doublée par cette ambiguïté sur l'amour entre deux personnes du même sexe, est aggravée encore par la présence de la femme du professeur : on a tendance à se focaliser sur les deux hommes, mais la jeune femme n'est pas épargnée dans l'histoire, il lui faut même un sacré courage et une sacrée force d'âme pour supporter cette situation.
Ce sont des thèmes éternels, bien sûr : les adolescents que nous avons été (et que nous sommes encore pour certains d'entre nous) sont passés par ce stade amour/amitié. Les plus anciens d'entre vous se souviendront peut-être de cette magnifique chanson de
Pierre Vassiliu « Amour-amitié » (1970) :
Amour, amitié,
Je ne sais pas si par dépit par pitié
Je franchirai cet océan
Qui va de l'ami à l'amant
Et à l'époque, il ne parlait pas d'homosexualité !
Au-delà de ces ambiguïtés multiples, c'est bien l'amour et ses méandres, ses non-dits, ses avancées et ses reculs, ses audaces et ses pudeurs, sa peur de choquer, celle de faire mal, et le regard, ce fichu regard, celui des autres, et le sien propre, et la morale, et la religion…
Stefan Zweig, nous raconte tout ça avec une délicatesse, une pudeur infinie. le sujet était pourtant scabreux pour l'époque (nous sommes en 1927). Mais il nous dit les choses sans les juger, le jugement émane tout seul de la situation, pour arriver à cette conclusion, qui est celle de tous les grands romans d'amour (et là, j'emprunte le titre d'une autre chanson de l'immense
Gilles Vigneault) :
Qu'il est difficile d'aimer
Qu'il est difficile !
Qu'il est difficile d'aimer
Qu'il est difficile !
Peut-être la meilleure oeuvre de
Stéfan Zweig, juste devant «
Vingt-quatre heures de la vie d'une femme », « Lettre à une inconnue » et «
le joueur d'échecs »