Les branches s’écartèrent. Devant nous se tenait une apparition fantastique, surhumaine.
Un vieillard de taille gigantesque était debout dans le maquis ; autour de sa tête nue flottaient de longs cheveux blancs, une barbe blanche descendait sur sa poitrine, et sous ses épais sourcils de grands yeux sombres s’attachaient sur nous comme ceux d’un juge, d’un vengeur. Son vêtement de bure était tout déchiré et rapiécé, et il portait une gourde en bandoulière ; appuyé sur son bâton, il hochait tristement la tête. Enfin il sortit, ramassa l’aigle mort, dont le sang ruissela sur ses doigts, et le contempla en silence.
Le garde se signa. — C’est un errant ! murmura-t-il d’un ton d’effroi, un saint homme. — Sans ajouter un mot il mit la bretelle de son fusil sur l’épaule et disparut entre les arbres séculaires.
Malgré moi, mon pied prit racine et mes yeux se fixèrent sur le sinistre vieillard. J’avais entendu parler plus d’une fois de cette secte étrange, à laquelle notre peuple a voué une vénération si profonde. Je pouvais maintenant satisfaire ma curiosité.
— Te voilà bien avancé, Caïn ! dit l’errant au bout de quelques minutes en se tournant vers moi. Ta soif de meurtre est-elle assouvie par le sang de ton frère ?
— Mais l’aigle n’est-il pas un forban ? répliquai-je. Ne fait-on pas bien de le détruire ?
— Hélas ! oui, c’est un meurtrier, dit en soupirant le vieillard ; il verse le sang comme tous ceux qui vivent. Mais sommes-nous obligés d’en faire autant ? Je ne le fais pas, moi ; mais toi,… oui, oui, toi aussi, tu es de la race de Caïn, tu portes le signe…
Après avoir parcouru l'Ukraine pour y exhumer les grandes mémoires enfouies de l'autre Europe, Marc Sagnol y est retourné au milieu des bombardements pour en contempler les ruines.
Les images et les mots, comme une invitation au voyage, nous plongent dans des mondes évanouis, sur les traces des grands penseurs d'autrefois. Avec lui, on arpente la terre noire de l'Est à travers villes et villages, aux côtés De Balzac, de Joseph Roth en Galicie et Bucovine, de Leopold von Sacher-Masoch à Lemberg-Lviv, de Paul Celan à Czernowitz…
C'est en connaisseur de la philosophie et de la littérature que Marc Sagnol traverse les « terres de sang » abîmées par tous les chaos. Terres qui furent celles de la plus haute civilisation et des plus grands malheurs. Quelle fut la culture juive, jadis florissante en ces lieux, et qu'en a-t-il été de sa disparition dans la Shoah ? Qu'est-il advenu de ces mondes révolus ? Comment penser la tragédie d'hier au regard du drame d'aujourd'hui ? Une plongée dans les siècles pour dire que notre destin se joue d'abord là-bas. Actuelle parce que inactuelle, une grande fresque littéraire. Un récit d'exception.
Germaniste, philosophe, Marc Sagnol est l'auteur de nombreux ouvrages dont Tragique et tristesse. Walter Benjamin, archéologue de la modernité, primé par l'Académie française, ainsi que d'un film sur Paul Celan, Les eaux du Boug.
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