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Citations de Curzio Malaparte (230)


Il ouvrit une porte, nous entrâmes dans une grande pièce claire, étincelante, au parquet couvert de linoléum bleu. Le long des murs, des étranges berceaux en forme de violoncelle étaient alignés, l’un à côté de l’autre comme les lits d’une clinique pour enfants : dans chacun de ces berceaux un chien était étendus sur le dos, le ventre ouvert, le crâne fendu, ou la poitrine béante
De minces fils d’acier, entortillés autour de cette même sorte de chevilles de bois qui dans les instruments de musique servent à tendre les cordes, maintenaient ouvertes les lèvres de ces horribles blessures : on voyait battre le cœur nu, les poumons, aux veines semblables à des branches d’arbres, se gonfler tout comme le feuillage d’un arbre au souffle du vent, le foie rouge et luisant se contracter tout doucement, de légers frémissements courir sur la pulpe blanche et rose du cerveau comme sur un miroir embué, les intestins se délier paresseusement comme un nœud de serpents. Aucun gémissement ne s’échappait des lèvres entrouvertes des chiens crucifiés.
Tous les chiens avaient tourné leurs yeux vers nous, en nous fixant avec un regard à la fois implorant et plein d’un crainte atroce : ils suivaient des yeux chacun de nos gestes, épiaient nos lèvres en tremblant. Immobile au milieu de la pièce je sentais un sang glacé monter dans mes membres, peu à peu je devenais de pierre. Je ne pouvais plus ouvrir les lèvres, ni faire un pas. Le médecin posa sa main sur mon bras et me dis : « courage.» Ce mot fondit la glace de mes os, je m’avançai lentement, je me penchai sur le premier berceau. Et à mesure que je passais de berceau en berceau, le sang me remontait au visage, mon cœur s’ouvrait à l’espoir … Tout à coup je vis Febo.
Il était étendu sur le dos, le ventre ouvert, une sonde plongée dans le foie. Il me regardait fixement, les yeux pleins de larmes. Il avait dans le regard une merveilleuse douceur. Il respirait légèrement, la bouche entrouverte, secoué par un tremblement horrible. Il me regardait fixement, et une douleur atroce me creusait la poitrine. « Febo », dis-je à voix basse. Et Febo me regardait avec dans les yeux une merveilleuse douceur. Je vis Jésus Christ en lui, je vis Jésus Christ crucifié, je vis Jésus Christ qui me regardait avec une douceur merveilleuse. « Febo », dis-je à voix basse, en me penchant sur lui, en caressant son front. Febo baisa ma main sans pousser le moindre gémissement.
Le médecin s’approcha, toucha mon bras.
« Je ne devrais pas interrompre l’expérience, dit-il, c’est défendu. Mais pour vous… Je vais lui faire une piqûre. Il ne souffrira pas. »
Je pris la main du médecin entre mes mains, et lui dit, tandis que les larmes coulaient sur mon visage :
« Jurez-moi qu’il ne souffrira pas.
- Il s’endormira pour toujours, dit le médecin, je voudrais que ma mort fût aussi douce que le sienne.
- Je fermerai les yeux, dis-je, je ne veux pas le voir mourir. Mais faites vite, faites vite !
- Juste un instant », dit le médecin, et il s’éloigna sans bruit, glissant sur le tapis de linoléum.

Il alla au fond de le pièce, ouvrit une armoire. Je restai debout devant Febo, secoué d’un tremblement horrible, le visage sillonné de larmes. Febo me regardait fixement, pas un gémissement ne sortait de sa bouche. Il avait dans les yeux une merveilleuse douceur. Les autres chiens aussi étendus sur le dos dans leurs berceaux me regardaient fixement. Pas un gémissement de leurs lèvres. Tous avaient dans leurs yeux une merveilleuse douceur.

Tout à coup, je poussai un cri de frayeur :
« Pourquoi ce silence ? m’écriai-je, que signifie ce silence ? »
C’était un silence horrible, un silence immense, glacial, mort, un silence de neige.
Le médecin s’approcha, une seringue à la main.
« Avant de les opérer, dit-il, nous leur coupons les cordes vocales. »
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Puis il me demandait ce qu’était un Etat totalitaire : « C’est un Etat, répondais-je, où tout ce qui n’est pas défendu est obligatoire.»
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Après les carottes à la crème, assaisonnées de vitamines D et désinfectées dans une solution à 2% de chlore, l’horrible spam arrivait sur la table, le pâté de viande de porc, gloire de Chicago, disposé en tranches couleur pourpre sur une épaisse couche de maïs bouilli. […] Les meubles, les cadres dorés, les portraits des Grands d’Espagne, le Triomphe de Vénus peint au plafond par Luca Giordano, toute l’immense salle du palais du duc de Tolède, où le général Cork offrait ce soir-là un dîner en l’honneur de Mrs Flat, générale en chef des Wacs de la Ve Armée américaine, se teignit peu à peu de la lueur violacée du spam et du pâle reflet lunaire du maïs. […] Ce dîner dans cette salle, autour de cette table, devant ces assiettes, m’avait tout l’air d’un pique-nique sur une tombe.
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A ce moment, en un point où la forêt était plus profonde et plus dense, et où une petite piste traversait notre route, je vis brusquement surgir du brouillard, là-bas devant nous, au carrefour des deux pistes, un soldat enfoncé dans la neige jusqu'au ventre. Il était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour indiquer le chemin (...).
Ils vont mourir de froid, ces pauvres diables, dis-je. Schultz se retourna pour me regarder :
- Il n'y a pas de danger qu'ils meurent de froid ! dit-il (...).
Vous voulez le voir de près ? Vous pourrez lui demander s'il a froid.
Nous descendîmes de voiture et nous nous approchâmes du soldat qui était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour nous montrer la route. Il était mort. Il avait les yeux hagards, la bouche entrouverte. C'était un soldat russe mort (...).
- Quand vous les amenez là sur place, ils sont vivants ou morts ?
- Vivants, naturellement ! répondit Schultz.
- Ensuite, ils meurent de froid, naturellement ? dis-je alors.
- Nein, nein, ils ne meurent pas de froid : regardez là. Et Schultz me montra un caillot de sang, grumeau de glace rougie, sur la tempe du mort.
(chapitre I).
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L’aube ne surgissait pas de l’horizon, mais du fond de la mer, comme un énorme crabe rose, entre les forêts de coraux pourpres pareils aux bois d’un troupeau de cerfs errant dans les profonds pâturages marins.
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Naples, lui disais-je, est la ville la plus mystérieuse d’Europe, la seule ville du monde antique qui n’ait pas péri comme Ilion, comme Ninive, comme Babylone. C’est la seule ville au monde qui n’a pas sombré dans l’immense naufrage de la civilisation antique. Naples est une Pompéi qui n’a jamais été ensevelie. Ce n’est pas une ville : c’est un monde. Le monde antique, préchrétien, demeuré intact à la surface du monde moderne.
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Et comme toujours à Naples après la terreur, les deuils et les larmes, le retour du soleil après cette interminable nuit d’angoisse transforma l’horreur et les gémissements en joie et en fête. Çà et là les premiers applaudissements s’élevèrent, les premières voix joyeuses, les premiers chants, et ces cris brefs et gutturaux, modulés sur les thèmes mélodiques de la peur primitive, du plaisir, de l’amour, par lesquels le peuple napolitain exprime, à la façon des animaux, c’est-à-dire d’une façon merveilleusement naïve et innocente, la joie, la stupeur et cette crainte heureuse qu’accompagne toujours chez les hommes et chez les animaux la joie retrouvée et l’émerveillement de vivre.
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Des vieillards presque nus, aux tibias décharnés et blanchâtres, marchaient en s’appuyant aux murs, le front couronné de cheveux blancs dressés par le vent et la peur, et ils avançaient en criant des mots tronqués, qui me semblaient latins, et qui étaient peut-être des formules païennes magiques, des mots de malédiction ou d’exhortation chrétienne au repentir, à la confession publique de péchés, à la préparation à la mort.
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La peau, répondis-je à voix basse, notre peau, cette maudite peau. Vous ne pouvez pas imaginer de quoi est capable un homme, de quels héroïsmes, de quelles infamies il est capable, pour sauver sa peau. Cette sale peau. (Ce disant, je saisis avec deux doigts la peau du dos de ma main, et la tiraillai en tous sens.) Jadis on endurait la faim, la torture ; les souffrances les plus terribles, on tuait et on mourait, on souffrait et on faisait souffrir, pour sauver l’âme, pour sauver son âme et celle des autres. On était capable de toutes les grandeurs et de toutes les infamies, pour sauver son âme. Aujourd’hui on souffre et on fait souffrir, on tue et on meurt, on fait des choses merveilleuses et des choses terribles, non pas pour sauver son âme, mais pour sauver sa peau. On croit lutter et souffrir pour son âme, mais en réalité on lutte et on souffre pour sa peau, rien que pour sa peau. Tout le reste ne compte pas. C’est pour une bien pauvre chose qu’on devient un héros, aujourd’hui ! Pour ça, pour une sale chose. La peau humaine est bien laide.
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Pourquoi n'avez-vous pas défendu votre pain contre les voleurs ? Quand un peuple perd la guerre, les voleurs le dévorent vivant.
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Je n’aime pas voir jusqu’à quel point l’homme peut se dégrader pour vivre. Je préférais la guerre à cette « peste » qui, après la libération, nous avait tous souillés, corrompus, humiliés, tous, hommes, femmes, enfants. Avant la libération, nous avions lutté et souffert pour ne pas mourir. Maintenant, nous luttions et nous souffrions pour vivre. Il y a une profonde différence entre la lutte pour ne pas mourir, et la lutte pour vivre. Les hommes qui luttent pour ne pas mourir gardent leur dignité, la défendent jalousement, tous, hommes, femmes, enfants, avec une farouche obstination. Les hommes ne baissaient pas la tête.
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" Lettre à mes camarades français de 1914-1918 : A l'âge de seize ans, en 1914, l'Italie étant encore neutre, j'ai été un des premiers à répondre à l'appel de la France envahie et meurtrie : m'étant échappé du collège Cicognini où je faisais mes études classiques, j'ai traversé à pied la frontière à Vintimille et me suis engagé comme volontaire dans l'Armée française. J'ai été blessé en Champagne, et décoré de la croix de guerre avec palme.

558 - [Le Livre de Poche n°495, p. 7]
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Seul celui qui a enduré de longues années d’exil dans une île sauvage, et, revenant parmi les hommes, se voit fuir comme un lépreux par tous ceux qui un jour, le tyran mort, joueront aux héros de la liberté, seul celui-là sait ce que peut être un chien pour un être humain.
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J’aime mieux avoir perdu la guerre, dis-je, et être assis sur ce lit comme cette pauvre fille, plutôt que d’aller fourrer mon doigt entre les jambes d’une vierge pour avoir le plaisir et l’orgueil de me sentir vainqueur.
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Sur la tombe d'un étudiant, appelé Novillo, se trouvait cette épitaphe, à moitié effacée par le temps: "Dieu a interrompu ses études pour lui enseigner la vérité".
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J'ai toujours en en horreur les sociétés de parvenus, le mauvais goût, la fausse splendeur des bijoux dans la lumière de l'après-midi, m'ont toujours fait sursauter de dégoût. Et voilà que, arrivé de Paris pour connaître de près une société prolétarienne, je me voyais en présence d'une société de parvenus, d'une aristocratie communiste qui répétait à Moscou les élégances de la place Pereire et du XVIIe arrondissement, tout en visant surtout Auteuil et le XVIe, plutôt que le faubourg Saint-Germain.
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Un homme mort est un homme mort. Il n'est qu'un homme mort. Il est plus, et peut-être aussi moins, qu'un chien ou qu'un chat mort.
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Cet exode féminin est peut-être le phénomène le plus intéressant de cette triste période : si les hommes fuyaient la misère antique, l'oisiveté obligatoire du Sud, l'injustice, les abus, avec l'espoir d'une nouvelle vie de travail et de bien-être, il ne faut pas croire que les femmes étaient portées par l'espérance, si on peut l'appeler par ce nom, d'un commerce immonde. Elles fuyaient pour la plupart la misère, l'esclavage, la faim, l'angoisse : elles partaient à la recherche d'un pays plus riche, plus ordonné, plus juste, plus civil que le pauvre village qu'elles abandonnaient.
Depuis toujours la défaite représente pour les populations misérables, malheureuses, une sorte de merveilleuse et terrible occasion de liberté, de vie nouvelle plus aisée et plus digne.
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Puis il me demandait pourquoi le peuple italien, avant la guerre, n’avait pas fait la révolution pour chasser Mussolini. Je répondais : « Pour ne pas faire de la peine à Roosevelt et à Churchill, qui, avant la guerre, étaient de grands amis de Mussolini. »
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Et l’on sait que la tyrannie morale, intellectuelle et sociale des femmes vieilles et laides est la pire qui soit au monde.
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