Citations de Jorge Luis Borges (1107)
Il y a un indéchiffrable assassinat dans les pages initiales, une lente discussion dans celles du milieu, une solution dans les dernières. Une fois l'énigme éclaircie, il y a un long paragraphe rétrospectif qui contient cette phrase : Tout le monde crut que la rencontre des deux joueurs d'échecs avait été fortuite. Cette phrase laisse entendre que la solution est erronée. Le lecteur, inquiet, revoit les chapitres pertinents et découvre une autre solution, la véritable. Le lecteur de ce livre singulier est plus perspicace que le détective.
Il y a cinq cent ans, le chef d'un hexagone supérieur mit la main sur un livre aussi confus que les autres, mais qui avait presque deux pages de lignes homogènes, vraisemblablement lisibles. Il montra sa trouvaille à un déchiffreur ambulant, qui lui dit qu'elles étaient rédigées en portugais ; d'autres prétendirent que c'était du yiddish. Il fallut moins d'un siècle pour établir l'idiome exact : il s'agissait d'un dialecte lituanien du guarani, avec des inflexions d'arabe classique. On déchiffra également le contenu : c'était des notions d'analyse combinatoire, illustrées par des exemples de variables à répétition constante. Exemples qui permirent à un bibliothèque de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque.
La nuit des dons
Les années passent et j'ai si souvent raconté cette histoire que je ne sait plus très bien si c'est d'elle que je me souviens ou seulement des paroles avec lesquelles je la raconte.
Utopie d'un homme qui est fatigué.
«Qu'est-il advenu des gouvernements ? demandais-je.
_ La tradition veut qu'ils soient tombés petit à petit en désuétude. Ils procédaient à des élections, ils déclaraient des guerres, ils établissaient des impôts, ils confisquaient des fortunes, ils ordonnaient des arrestations et prétendaient imposer la censure mais personne au monde ne s'en souciait. La presse cessa de publier leurs discours et leurs photographies. Les hommes politiques durent rechercher des métiers honnêtes ; certains devinrent de bons comédiens ou de bons guérisseurs. La réalité a du être sans doute plus complexe que le résumé que j'en donne. »
Ajoutons que, pour s'affranchir d'une erreur, il est bon de l'avoir professée.
Être avec toi ou ne pas être avec toi est la mesure de mon temps.
Extrait de Le menacé
Aucune étoile ne restera dans la nuit.
Ni la nuit ne restera.
Je mourrai et avec moi mourra la somme de l'intolérable univers.
J'effacerai les pyramides, les médailles, les continents, les visages.
J'effacerai l'accumulation du passé.
Je réduirai en poussière l'histoire, en poussière la poussière.
Je regarde le dernier coucher de soleil.
J'entends le dernier oiseau.
Je lègue le néant à personne.
Tel que relevé pour "Les fils de la pensée"
https://filsdelapensee.ch/
Une de ces ténèbres, parmi les plus belles sinon les plus obscures, est celle qui nous empêche de préciser la direction du temps. La croyance commune veut qu'il s'écoule du passé vers l'avenir, mais la croyance contraire n'est pas plus illogique, celle que Miguel de Unamuno définit ainsi dans ces vers :
"Nocturne, le fleuve des heures coule,
depuis sa source qui est le lendemain Éternel."
Schopenhauer a déjà écrit que la vie et les rêves sont les feuillets d'un même livre : les lire en ordre, c'est vivre ; les feuilleter, rêver.
Dahlmann avait acquis ce soir-là un exemplaire incomplet des Mille et Une Nuits de Weil. Impatient d’examiner sa trouvaille, il n’attendit pas que l’ascenseur descende et monta avec précipitation les escaliers. Quelque chose dans l’obscurité lui effleura le front. Une chauve-souris ? Un oiseau ? Sur le visage de la femme qui lui ouvrit la porte, il vit se peindre l’horreur et la main qu’il passa sur son front devint rouge de sang. L’arête d’un volet récemment peint, que quelqu’un avait oublié de fermer, lui avait fait cette blessure. Dahlmann réussit à dormir. Mais, à l’aube, il était réveillé et dès lors, la saveur de toutes choses lui devint atroce. La fièvre le ravagea et les illustrations des Mille et Une Nuits servirent à illustrer ses cauchemars.
(Le Sud)
Penser, analyser, inventer (m'écrivit-il aussi) ne sont pas des actes anormaux, ils constituent la respiration normale de l'intelligence. Glorifier l'accomplissement occasionnel de cette fonction, thésauriser des pensées anciennes appartenant à autrui, se rappeler avec une stupeur incrédule que le doctor universalis a pensé, c'est confesser notre langueur ou notre barbarie. Tout homme doit être capable de toutes les idées et je suppose qu'il le sera dans le futur.
[Pierre Ménard, auteur du "Quichotte" ]
Ne pouvant dormir, possédé, presque heureux, je me disais qu'il n'y a rien de moins matériel que l'argent, puisque toute monnaie (disons par exemple une pièce de vingt centimes) est, rigoureusement, un répertoire des futures possibilités. L'argent est abstrait, répétais-je, l'argent est du temps à venir. Ce peut être un après-midi dans la banlieue, ce peut être de la musique de Brahms, des cartes, un jeu d'échecs, du café, les paroles d'Epictète qui enseignent le mépris de l'or; c'est un Protée plus versatile que celui de l'île de Pharos. C'est du temps imprévisible, temps de Bergson, non temps dur de l'Islam ou du Portique. Les déterministes nient qu'il y ait au monde un seul fait possible, id est un fait qui a pu se produire; une pièce de monnaie symbolise notre libre arbitre.
Il n’y a pas sur terre une seule page, un seul mot qui soit simple, étant donné que tous postulent l’univers, dont l’attribut le plus notoire est la complexité.
Utopie d'un homme qui est fatigué
« D'ailleurs, tout voyage est spatial. Aller d'une planète à une autre c'est comme aller d'ici à la maison d'en face. Quand vous êtes entré dans cette pièce, j'étais en train de faire un voyage spatial.
Simurgh, le lointain roi des oiseaux, laisse tomber une plume magnifique au centre de la Chine ; les oiseaux, lassés de leur longue anarchie, décident d'aller chercher ce roi. Ils savent que son nom veut dire trente oiseaux ; ils savent que son palais et dans le Kaf, la montagne circulaire qui entoure la Terre.
Ils se lancent dans cette aventure presque infinie ; ils franchissent sept vallées ou mers ; le nom de l'avant-dernière est Vertige ; la dernière s'appelle Anéantissement. Beaucoup de pèlerins désertent ; d'autre périssent. Trente d’entre eux, purifiés par leurs épreuves, se posent sur la montagne de Simurgh. Enfin ils la contemplent : ils s'aperçoivent qu’ils sont le Simurgh et que le Simurgh est chacun d'eux et eux tous. Les trente oiseaux sont dans le Simurgh et le Simurgh est en chacun d’eux.
(p. 117-118)
Tu m'as quitté ; depuis
combien de lieux devenus inutiles
et privés de sens, comme
des lampes à midi.
Soirs, nids de ton image,
musique où toujours tu m'attendais,
paroles de ce temps passé ,
je devrai vous briser de mes mains.
Dans quel ravin réfugier mon âme
pour ne plus la voir, cette absence
qui brille comme un terrible soleil
définitif, sans couchant, sans pitié ?
Je suis cerclé par ton absence
comme la gorge par la corde,
comme qui coule par la mer.
(" Ferveur de Buenos-Aires")
Les années ne modifient pas notre essence, si tant que nous en ayons une.
Un homme, il est mort.
Sa barbe ne le sait pas.
Ses ongles s'allongent.
Haïku 10
J'ai toujours imaginé que le paradis serait une sorte de bibliothèque.
Le sud
Aveugle pour les fautes, le destin peut-être implacable pour les moindres distractions. Dahlmann avait acquis ce soir-là un exemplaire incomplet des Mille et Une Nuits de Weil. Impatient d'eaminer sa trouvaille, il n'attendit pas que l'ascenseur descende et monta avec précipitation les escaliers. Quelque chose dans l'obscurité lui effleura le front. Une chauve-souris ? Un oiseau ? Sur le visage de la femme qui lui ouvrit la porte. Il vit se peindre l'horreur et la main qu'il passa sur son front devint rouge de sang.