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Critiques de Jorge Semprun (194)
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L'Ecriture ou la vie

"Raconter bien, ça veut dire : de façon à être entendus". Telle est la conclusion de Jorge Semprun et de quelques amis en cet après 11 avril 1945, jour où le crématoire n'a pas été rallumé, jour de libération de Buchenwald par les Américains.



Longtemps, Jorge Semprun républicain communiste espagnol, exilé en France, résistant et déporté à Buchenwald sur dénonciation, n'a pas été sûr d'être revenu, poursuivi par des cauchemars récurrents. Très vite après son retour à la vie "normale" il a tenté d'écrire mais avait du mal à y survivre après son expérience de la mort journalière, alors que Primo Levi avait trouvé dans l'écriture de quoi apaiser sa mémoire.



C'est précisément dans cette forêt de l'Ettersberg qu'au 18e s. Goethe se promenait et travaillait à l'ombre des hêtres qui devaient servir à la construction funeste du camp de concentration de Buchenwald-Weimar.



Long cheminement moral, philosophique et littéraire de cet homme qui a tenté d'exorciser les démons du Mal nazi à travers des livres, des scénarios de films et même, un temps, comme ministre espagnol de la culture.



Tant de rencontres, tant de lieux, tant d'événements ont suscité au long des années des émotions telles que souvent l'amnésie délibérée de Jorge Semprun en était douloureusement réveillée. Comment dire l'indicible, comment imaginer l'inimaginable quand il n'a pas été vécu ?



Mélange de détails bouleversants et de scènes futiles de la vie ordinaire, le livre de Jorge Semprun (édité en 1994) interroge de mille façons la vie et la mort dans une alternance de dialogues et de monologues saisissants

.











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L'Ecriture ou la vie

C'est un récit sur la difficulté de revenir à une vie " normale" après avoir connu les camps nazis. Comme l'écrit l'auteur c'est une résurrection, les survivants sont revenus de la mort. Semprun a mis beaucoup de temps à se décider à écrire sur sa déportation. A en parler même.

Tout témoignage qu'il soit oral ou écrit ne saura reproduire l'odeur de la fumée s'échappant du crématoire.

A la lecture de ce livre, on comprend la réflexion de certains déportés : " A quoi bon témoigner, ils ne nous croiront pas".

Un livre contre l'oubli.
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Le Grand Voyage

Le grand voyage, en train, vers les bas-fonds. Vers Buchenwald. Il y arrivera, Jorge Semprun, environné de cadavres gelés collés à lui. Entourés d'hommes crevant de soif, grelottants, misérables. Misérable, Jorge Semprun ? Non. Il a su garder sa dignité d'homme. En s'interrogeant, continuellement, sur notre condition humaine.

« Quand on part pour un voyage comme ça, il faut savoir se tenir, et savoir à quoi s'en tenir. Et ce n'est pas seulement une question de dignité, c'est aussi une question pratique. Quand on sait se tenir et à quoi s'en tenir, on tient mieux. Il n'y a pas de doute, on tient mieux le coup ».



Ce voyage qui le conduit de la prison d'Auxerre, où il était détenu à cause de faits de résistance (c'est un « rouge espagnol », rescapé de la guerre civile espagnole, qui s'est engagé à fond contre le nazisme) jusqu'à Buchenwald, en Allemagne, tout près de Weimar, ce voyage, il le raconte 16 ans après, lorsque les strates se sont accumulées au fond de sa mémoire et de ses tripes.

Ici, point de chronologie. Il mêle ses souvenirs de résistance à ceux des arrestations – de ses amis, de lui-même -, à « l'après » du camp, à ce « dehors » dont il rêvait lorsqu'il était « dedans », car « il faut avoir été dedans, pour comprendre ce besoin physique de regarder du dehors ». La libération des prisonniers, de ces pauvres prisonniers affamés dont il fait partie, et leur voyage vers la France, leur accueil par l'administration se mélange au voyage interminable de l'aller dans le wagon noir et glacial, où il « fait la conversation » avec un gars de Semur, pour tenir.



De plainte, il n'en est pas question, ici.

« le grand voyage » est une longue et terrible incantation d'un homme relié à l'Homme. D'un homme qui se veut responsable de sa condition, qui refuse de se laisser aller mais qui refuse de juger ceux qui sont faibles. Il interroge l'autre, il s'interroge. En vrai philosophe, il traque en lui-même et chez chaque être humain qu'il rencontre –fût-il l'ennemi -, le moindre souffle de conscience.



Durant cette lecture, j'ai communié avec lui, j'ai voulu comprendre, moi aussi, j'ai voulu creuser. Et j'ai adhéré à sa conception du monde, des hommes, de la nature.

« Heureusement qu'il y a eu cet intermède de la Moselle, cette douce, ombreuse et tendre, enneigée et brûlante certitude de la Moselle. C'est là que je me suis retrouvé, que je suis redevenu ce que je suis, ce que l'homme est, un être naturel, le résultat d'une longue histoire réelle de solidarité et de violences, d'échecs et de victoires humaines ».



Aimer, adorer la lecture du « Grand voyage », ce n'est pas la question. Jorge Semprun, par son style incantatoire, par son désir de compréhension de tout ce qui est en soi et hors de soi, est un auteur qui m'a marquée au fer rouge.

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Le Mort qu'il faut

Jorge Semprun revient sur les deux années d’internement au camp de Buchenwald pendant la seconde guerre mondiale dans un récit poignant, à la fois source et témoignage inestimable pour la mémoire collective.

Les conditions inhumaines dans lesquels ces hommes jouent leur survie est terrible, bouleversante. Comment faire pour vivre un jour de plus ? D’autres scènes décrites semblent tout bonnement surréalistes (un orchestre de jazz improvisé en catimini, la présence d’une bibliothèque au sein même du camp, Semprun y lira Faulkner notamment).

Mais le texte de Semprun qui aura toute sa vie combattu dans ces actes puis par les mots le fascisme et le nazisme est aussi l’occasion pour l’intellectuel qu’il est, de revenir sur des instantanés de vie d’avant et après son internement.

Et c’est dans ces moments là que j’ai par instant ressenti une baisse d’intérêt. Quand l’auteur de « L’écriture ou la vie » semble se disperser dans son récit. Autre petit bémol, le choix de Semprun de ne pas traduire certains passages en allemand ou en espagnol (je suis une brèle en langue et pas d’allusion salace Hugo) qui sont forcément frustrants. Mis à part cela, s’est bien évidemment un texte au combien précieux.

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L'Ecriture ou la vie

Écrire, un processus douloureux…



Si j’écris, je me raconte, y aura-t-il quelqu’un pour m’écouter, me comprendre?



Est-ce que raconter le passé permet de l’exorciser, ou au contraire, de s’enfoncer davantage dans la douleur intolérable? Et la question se pose avec acuité lorsqu’il s’agit d’un rescapé des camps nazis.



Ce n’est pas la culpabilité qui ronge l’auteur, il sait que sa survie est d’abord une question de chance. Ce qui l’empêche de profiter de la vie ce sont ces images qui surgissent même aux moments de bonheur : la neige qui tombe sur Buchenwald, l’odeur de la fumée du four crématoire, un ami qui meurt en récitant un poème. Raviver la mémoire pour écrire l’histoire, cela oblige à se plonger dans ces émotions, à revivre ces moments. Certains n’ont jamais complètement survécu à l’épreuve comme en témoigne le suicide de l’auteur Primo Levi.



Mais Jorge Semprún n’est pas qu’une victime de la guerre. C’est un Européen, espagnol de naissance, mais qui à vingt ans savourait déjà les poètes français et commentait Heidegger qu’il lisait en allemand. C’est un philosophe, un virtuose qui joue les mots et les idées, mais aussi un homme d’action et d’engagement politique, un vrai résistant.



Ce récit n’est pas une lecture distrayante, quand on lit sur les camps, ce ne l’est jamais. Un sujet qui touche au cœur des questions du Mal et de l’essence de l’être humain. Mais, malgré la folie meurtrière de la torture, un espoir de conserver un peu de fraternité.



La trame narrative n’est pas non plus facile, car elle suit le cheminement de pensée de l’auteur, avec ses redondances, avec une discontinuité qui mêle les moments de différentes époques. Ce n’est pas un roman, ce ne sont plutôt que des bribes de vies et réflexions.

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Le Grand Voyage

"Le bonheur de l'écriture, je commençais à le savoir, n'effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire: il l'aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable."

Ces mots, Jorge Semprun les écrit dans - L'écriture ou la vie -, livre autobiographique et de témoignage sur ses deux années passées à Buchenwald, camp de la mort et de la barbarie nazie.

Dans - Le grand voyage - écrit seize années après son retour de déportation, le lecteur est invité à suivre les "errances" d'un cerveau pris au piège de 120 hommes entassés dans un wagon à bestiaux en route vers l'inconnu dont ingénument certains s'accrochent à l'idée "rassurante" qu'il pourrait prendre la forme d'un camp de travail... dur, certes, mais loin de l'enfer mis au point et mis en scène par les nazis.

Durant cinq jours et cinq nuits, ces 120 hommes vont sans manger ( sauf une fois, un brouet trop salé ) et surtout sans boire, affronter "la fuite monotone et sans hâte du temps" au coeur de l'hiver, entassés dans un wagon de marchandises qui fait partie d'un convoi de prisonniers déportés, partis de Compiègne avec pour destination Buchenwald.

Le narrateur, Jorge Semprun donc, "fait couple" avec un jeune homme, contrepoint du jeune intellectuel pédant qu'il est ... il a dix-neuf ans ( dixit Semprun en personne ), "le gars de Semur" comme il l'appelle, est le modérateur, le bon sens, le point d'équilibre au sein de ce binôme en route vers l'impensable.

Leurs échanges vont ponctuer le cours de ce voyage.

Le récit s'inscrit à la fois dans le présent de ce wagon, avec ses moments forts : la mort d'un vieil homme dont les derniers mots sont : "vous vous rendez compte ?", l'épisode de la tinette, l'arrêt "ravitaillement" où les déportés assoiffés ont droit à un brouet trop salé, un gamin nazifié qui leur lance sans comprendre des pierres chargées de toute la haine aveugle de celui qui est né dans un monde dont l'histoire était déjà écrite, les "spectateurs" allemands qui voient les corps nus ( punition après une tentative d'évasion ) de ces déportés humiliés, dépouillés du peu de dignité qu'il leur restait...

Il s'inscrit dans le passé : l'exode de l'auteur, républicain espagnol , vers la France, ses études à Henri IV, son entrée dans la résistance, sa capture dans le Morvan, son internement et les conditions de celui-ci, sa relation et ses échanges avec une sentinelle allemande, son arrivée à Buchenwald ( scène surréaliste, absurde, tragiquement théâtralisée ), certains épisodes de ses deux années d'emprisonnement, la libération du camp, et ce moment très fort où il entre dans une maison de civils allemands, qu'il demande à la visiter, parce qu'il veut "voir de dehors" après n'avoir vu pendant deux ans que de "dedans', ce que lui accorde la propriétaire, une vieille Allemande déconcertée mais pas inquiète, et qui ne prend peur que lorsque son "hôte" arrivé dans la pièce principale au premier étage voit que la fenêtre jouxte le crématoire et se tourne vers elle qui a vu, qui a su... la vieille femme se défend en arguant du fait qu'elle aussi a perdu ses deux fils tombés sur le champ de bataille... mais toutes les morts se valent-elles ? demande-t-il en quittant les lieux. La visite de jeunes femmes "humanitaires" voulant visiter le camp et confrontés à l'horreur ( les restes calcinés ou pas des corps au crématoire, une montagne de plus de quatre mètres de hauteur de cadavres entassés...)

Le massacre transformé en chasse à courre de quinze jeunes enfants juifs âgés de huit à douze ans et qui sont les seuls survivants d'un convoi où les déportés entassés à 200 dans les wagons sont tous morts de froid...

Il y a aussi le futur immédiat et celui plus éloigné.

À la question de ces allers et retours entre présent, passé et futurs, Jorge Semprun a répondu qu'il était dû au travail de décantation du temps, et que dix-sept ans s'étant écoulés depuis la libération, il ne pouvait pas ignorer ce qu'était devenu le monde au moment où il a écrit son livre.

De plus cette malléabilité temporelle du temps lui a, dit-il, permis de mieux faire ressortir la densité de ce temps.

C'est donc à un voyage intérieur avec ses questions philosophiques, politiques, historiques, littéraires, "existentielles" ( pour faire simple ) auquel est convié le lecteur, un voyage intérieur qui nous permet de l'accompagner sur les chemins tourmentés de l'Histoire.

Semprun qui croyait, avec se livre, s'être "débarrassé" de la nécessité de témoigner, enchaînera directement après - Le long voyage - avec - Le long retour - et les autres, montrant ainsi que l'horreur des camps ne s'efface pas d'un trait de plume et continue de vous hanter votre vie durant.

Ce premier livre lui a valu en 1963 le Prix Formentor, un Prix attribué par treize éditeurs, le livre étant traduit en treize langues.

"Je n'avais pas vraiment survécu. Je n'étais pas sûr d'être un vrai survivant. J'avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie." ( L'écriture ou la vie )

"Mais oui, je me rends compte. Je ne fais que ça, me rendre compte et en rendre compte." ( Le grand voyage )

Un livre magnifiquement écrit par un rescapé "illustre".

Un indispensable !
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L'Ecriture ou la vie

L'écriture ou la vie, voilà un dilemme surprenant pour le commun des mortels. Mais fait-on vraiment partie du commun des mortels quand on a réchappé d'un camp tel que Buchenwald ?

Après une telle expérience, le témoignage de Jorge Semprun nous enseigne qu'on ne revient pas vraiment à la vie, on reviendrait plutôt de la mort. Une mort cotoyée de si prêt et pendant si longtemps qu'il ne considère pas l'avoir évitée ou frôlée, mais plutôt vécue.

Comme si le réel passage dans l'au-delà ne se vivait pas, puisqu'il annonce justement la fin d'une vie.

Comme si fréquenter la mort au quotidien la faisait vivre.

Quoi qu'il en soit, des relents morbides sont à jamais inscrits dans son inconscient, susceptibles de jaillir au détour d'une respiration, parfois même dans un instant fugace de bonheur. Les premiers temps de son retour, il mettra l'écriture entre parenthèses, au profit croyait-il d'un retour à la vie : vie réelle ou vie rêvée, vie en pointillé.

le récit est magnifique, il ondoie majestueusement dans la vie de l'auteur avant ou après Buchenwald. Pour revenir faire une incursion dans ce pour quoi il écrit.

Un témoignage érigé en oeuvre d'art, voie qu'a élue Jorge Semprun pour tutoyer la bonne façon de raconter l'indicible.

Il aura mis une vie à finir par écrire ce livre. Même si je m'y suis parfois un peu perdu, je suis content qu'il ait traversé ma vie de lecteur.
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Le Grand Voyage

Seize ans après sa libération du camp de concentration de Büchenwald, Jorge Semprun revient sur cette période noire de sa vie.

Pour nous en parler, il choisit de relater le voyage en train qui l'a mené là-bas en compagnie d'autres détenus.

Point de départ d'un aller sans retour certain, ce convoi charrie des corps immobiles, entassés les uns sur les autres, à travers des paysages magnifiques.

Destination inconnue pour tous ces hommes qui tentent de décompter les nuits et les jours dans l'obscurité et la promiscuité d'un wagon bondé.

De temps en temps, la peur les saisit et les fait hurler, s'agiter, tomber...mourir.



Chez le narrateur, ce qui domine est la violente prise de conscience du contraste entre le "dedans" et le "dehors".

Tout au long de sa détention, il sera marqué par le fossé qui le sépare des vivants du dehors, ceux qui vivent librement à quelques mètres de lui si peu vivant au dedans.

À tel point qu'une fois libéré, le besoin irrépressible d'une incursion au village le plus proche s'impose à lui.

Poser sur le camp le regard qu'ont posé les villageois pendant deux ans, témoins silencieux d'un spectacle quotidien dont ils ignoraient la part la plus noire...mais pouvaient-ils ignorer, lorsqu'ils voyaient les flammes surgir des cheminées du crématoire ?....



Les témoignages sur les camps de concentration et la déportation ne manquent pas dans la littérature et ce sont toujours des lectures intenses en émotion.

Celui de Jorge Semprun ne fait pas exception mais son style ainsi que la chronologie qu'il choisit pour raconter, lui donne une portée toute particulière.

Il se poste en observateur de ses compagnons d'infortune, des soldats S.S. et de la population allemande, nous dressant presqu'un portrait psychologique de cette terrible époque.

Il rend son importance à la personne humaine dans sa globalité et dans sa singularité et s'attache peu aux faits.

Un récit fort, un ton grave pour un sujet encore tellement sensible.

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Exercices de survie

Survie… la mémoire inscrite sur le papier qui survit ainsi à son auteur.



Survie… échapper à la mort grâce au silence des autres face à la torture.



Survie… continuer à respirer malgré le corps broyé, garder la foi dans l’humanité.



Survie… dans les camps, rester vivant et demeurer humain malgré tout.



Un homme exceptionnel se raconte, une centaine de pages, un extrait de ses réflexions sur ce qu’il vit, sur ce qu’il a vécu.

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L'Ecriture ou la vie

Oser écrire une critique d'un tel "monument" a quelque chose d'indécent. S'il s'agissait d'un roman, cela serait possible, mais ce livre est un récit autobiographique, et personne n'est en mesure de se mettre à la place de l'auteur, de ses sentiments et de sa souffrance. Jorge Semprun est un "rescapé" du camp de concentration de Buchenwald, intellectuel très érudit et brillant et à l'avenir prometteur, qui a mis des décennies avant de pouvoir reprendre le chemin de l'écriture... de même qu'il aura mis encore plus de temps avant de reprendre le chemin de Weimar et du camp de Buchenwald. Cela se comprend aisément, ne serait-ce que lorsqu'on lit ces quelques lignes extraites du manuscrit "L'écriture ou la vie" :

(...) - Un jour viendrait, relativement proche, où il ne resterait plus aucun survivant de Buchenwald. Il n'y aurait plus de mémoire immédiate de Buchenwald : plus personne ne saurait dire avec des mots venus de la mémoire charnelle, et non pas d'une reconstitution théorique, ce qu'auront été la faim, le sommeil, l'angoisse, la présence aveuglante du Mal absolu - dans la juste mesure où il est niché en chacun de nous, comme liberté possible. Plus personne n'aurait dans son âme et son cerveau, indélébile, l'odeur de chair brûlée des fours crématoires.

(...)

Un jour prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur. Inodore, donc. -



Témoigner de l'indicible, comme ont pu le faire d'autres rescapés de l'enfer de la déportation, voilà ce qu'a accompli Jorge Semprun, avec toutefois un style bien particulier, très intellectuel, introduisant beaucoup de références littéraires, et faisant souvent des digressions.

Un livre qui vient compléter les textes de Primo Levi, cités dans l'ouvrage, faisant oeuvre de devoir de mémoire.

A lire! Absolument!



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L'Ecriture ou la vie

George Semprun a choisi d'écrire certains de ses ouvrages autobiographiques en français, langue qu'il dominait comme tant autres. Il s'est alors heurté à une difficulté sémantique inattendue de la langue de Molière, une lacune. Il est un mot qui fait défaut à cette dernière, celui qui exprime le "vécu intime" de la personne. En français, le mot expérience a une connotation trop physique, presque scientifique, il ne fait pas suffisamment appel au ressenti qui grave la mémoire profonde comme peuvent le faire les substantifs idoines en allemand ou en espagnol.



Car c'est évidemment sur ce terrain que se situe la raison d'être d'un témoignage, la transmission du "vécu intime" d'une page de l'histoire personnelle d'un être aussi tragique qu'a pu être celle des camps de la mort. Comment faire comprendre à autrui que celui qui en est revenu n'est plus celui qui y est entré, à celui qui est dehors ce qu'a vécu celui qui était dedans. Cette discrimination du dedans dehors est le credo de son premier ouvrage le grand voyage. Comment faire comprendre que celui qui était dedans y a vécu la mort, si tant est que la mort puisse se vivre, même s'il en est revenu.



Alors évidemment, quand il s'agit de transmettre ce "vécu intime", les difficultés se font jour : que dire, quand le dire, comment le dire, et au final pourquoi le dire ? Car le témoignant se heurte en fait à l'écueil suivant : qui pour entendre, comprendre et surtout admettre ? Qui aura le courage de se placer dans l'inconfort moral d'affronter une vérité historique déshonorante pour l'humanité ?



Jorge Semprun avait observé le sort réservé à l'ouvrage de Primo Levi édité dès le lendemain de la guerre, en 1947. Le rejet des grands éditeurs, la diffusion confidentielle, le piètre accueil de ses contemporains étaient perçus par lui comme une volonté d'occulter cette page sombre de l'histoire de l'humanité, comme un faux-pas de cette dernière. Jorge Semprun s'était donc imposé l'exercice surhumain de repousser le harcèlement du souvenir et la tentation de le crier à la face du monde. Il refusait la culpabilisation d'être revenu de l'enfer - Il faut lire à ce sujet en fin d'ouvrage ce qui concourut à la survie du matricule 44904, son matricule. Il voulait connaître le bonheur fou de l'oubli. Il se plaçait en posture de quête de repos spirituel.



Avec L'écriture ou la vie, Jorge Semprun nous propose une forme d'élévation, que lui autorise sa culture philosophique. Conscient qu'une écriture de témoignage de faits ne serait que "litanie de douleurs", qu'il faut pour frapper les esprits lui préférer une forme suggestive plus que figurative, il n'évoque jamais la haine mais dénonce le Mal absolu. Avec la majuscule qui donne à ce substantif la dimension mythologique que lui vaut l'ampleur des conséquences néfastes infligées à l'espèce humaine par le nazisme.



La mort de Primo Levi en 1987 a été pour Jorge Semprun la prise de conscience de la dépendance du souvenir au témoignage des seuls survivants des camps de la mort : "Le souvenir vivace, entêtant, de l'odeur du four crématoire : fade, écoeurante… l'odeur de chair brûlée… Un jour prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur. Inodore, donc." La disparition de Primo Levi remettait la mort d'actualité. Jorge Semprun qui disait avoir vécu sa propre mort à Buchenwald acceptera quelques années plus tard, en 1992, une invitation à se rendre sur le site du camp. Il acceptait de confronter le rêve de la vie d'après, et d'avant aussi d'ailleurs, avec celui cauchemardesque qui lui avait volé ses vingt ans. Sa vie après le camp, c'était sa vie après la mort. Renaissance, aussi absurde que naissance, pour se voir confronté à une mort tout aussi stupide. Ce ne sont ni Camus ni Cioran qui le contrediront.



Après une stratégie de survie qui consistait à ne rien lire, ne rien écrire sur le sujet honni, à rechercher la compagnie de personnes ignorant tout de ce passé maudit et tenter de devenir un autre, Jorge Semprun trouve le courage d'affronter cette page de sa vie au travers de l'écriture, bien averti qu'elle le rendrait vulnérable aux affres de la mémoire. Il se convainc de dire que tout ce qui n'est pas du domaine du camp est du domaine du rêve, dans un ouvrage qu'il avait d'abord intitulé L'écriture ou la mort qui sera publié sous celui de L'écriture ou la vie.



Moi qui suis un lecteur de ces mots des Jorge Semprun, Primo Levi, et autres hommes et femmes témoins de l'enfer des camps, moi pour qui "l'odeur de la fumée du crématoire n'est qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur", je reste fasciné d'horreur à la lecture de chacun de ces ouvrages qui du Mal absolu ne me donne certes qu'une idée, mais qui m'attribuent ma juste part de responsabilité d'appartenir à une espèce capable de ce Mal.

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Le Mort qu'il faut

Sur la demande d'un de ses amis, rescapé de Buchenwald comme lui, Semprun écrit à nouveau sur sa détention dans ce camp de concentration. Et, 55 ans après cette épreuve, les souvenirs resurgissent . Semprun, 19 ans alors, raconte comment il mobilise ces souvenirs en se rappelant des références littéraires qu'il avait à l'époque pour tenir dans des conditions inhumaines. Il se voit par exemple se récitant à soi les poèmes de Rimbaud, Lorca ou Valéry dans les endroits les plus puants du camp comme les latrines ou les crématoires.



Ce livre est aussi parsemé de références musicales, au camp, le dimanche, dans le block des Norvégiens, moins surveillé que les autres, il allait écouter des concerts de musique interdite par les Nazis "In the shade of an old apple tree" de Louis Armstrong. Sa déjà très grande culture, son combat politique en faveur du communisme (il raconte qu'à l'époque il était bien naïf sur les bienfaits de cette idéologie) et surtout son combat contre les "fachos"accompagnent le jeune Semprun et l'aident à survivre, à ne pas sombrer: sous les coups de matraques au camp de travail, à cause du manque de nourriture, ou du manque d'hygiène et surtout, surtout, "à cause de la promiscuité".



La bibliothèque du camp le nourrit, intellectuellement: Goethe, Faulkner... un demi-siècle plus tard, il semble les considérer comme des compagnons d'alors.

Cependant, une menace pèse particulièrement sur lui: la Gestapo souhaiterait l'interroger dans quelques jours. Le livre commence quand Le réseau communiste clandestin du camp veut alors le sauver de cet interrogatoire et lui annonce qu'ils ont trouvé "le mort qu'il faut", un mort à sa place, même âge, même apparence et surtout numéro proche de déporté.

La suite du récit porte sur les démarches du jeune Semprun pour faire la connaissance de ce double qui va mourir à sa place. On peut s'attendre à une certaine émotion au moment où ils font connaissance. Ce récit n'est pourtant pas larmoyant.



Le vieil homme, en 2000, retrouve le portrait de lui-même à 19-20 ans il s'en émeut quand il se souvient de tous ceux qui sont tombés sous les coups des Nazis et plus tard, sous la botte communiste.



Semprun est un auteur que je découvre dans la cour des grands.











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Exercices de survie

Texte posthume et interrompu. Lisant les derniers mots, « ... c'est tout, ni vu ni connu », une impression d'injustice et de frustration : Semprun avait encore, sans doute, beaucoup à donner à voir et à faire connaître.



Si la première raison de ces écrits, est une réflexion sur la torture, la mémoire de Semprun dérive, au fil d'une pensée sans contraintes, vers d'autres souvenirs que ceux de la matraque ou de la baignoire. Mais tous ont un rapport, de près ou de loin, avec ce sujet originel.



Le livre rappelle l'explication très détaillée, donnée au jeune Jorge Semprun, de ce qu'il doit attendre des hommes de Bonny et Lafont ou de ceux de la Gestapo, s'il est arrêté. Et la question, des mois plus tard, à Buchenwald, d'un camarade de Résistance : est-ce que ce savoir vous a servi au moment de subir leurs tortures ?

Semprun explique comment lui – sans doute comme beaucoup de ceux qui n'ont pas parlé – a su ne pas céder : « le silence auquel on s'accroche, contre lequel on s'arc-boute en serrant les dents, en essayant de s'évader par l'imagination ou la mémoire de son propre corps, son misérable corps, ce silence est riche de toutes les voix, toutes les vies qu'il protège, auxquelles il permet de continuer à exister. »



Ce constat - magnifique mais dont on se demande forcément, avec, pour ce qui me concerne, beaucoup de pessimiste lucidité sur la probable réponse : « et moi, à sa place ? » - entraîne Semprun vers le souvenir de compagnons, torturés et, pour certains, déportés comme lui : Jean Moulin face à Barbie, Henri Frager fusillé à Buchenwald, Stéphane Hessel qui y est arrivé en août 1944... Et la mémoire de Semprun fait des allées et venues entre le camp de Buchenwald et ses dix années de clandestinité en Espagne, pendant lesquelles il a couru constamment le risque de l'arrestation et de la torture. Il évoque aussi, sans s'y attarder, le désaccord avec le Parti communiste espagnol qui a conduit à son exclusion ; et pour finir la libération de Buchenwald par les déportés eux-mêmes.



Cette pensée qui enchaîne un souvenir à l'autre avec une évidente fluidité, malgré les lieux et les temps différents, est d'une richesse dont il est impossible de se lasser. La fin en arrive de façon abrupte. Bien trop tôt.

Il reste tous les autres livres de Semprun pour reprendre le détail de ce qui n'est qu'évoqué rapidement ici.



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L'Ecriture ou la vie

Jorge Semprun, dont je découvre par ce livre l'immense culture littéraire, la vie d'engagements forts et l'impressionnante intelligence, raconte plus qu'il n'explique, car comment justement expliquer l'indicible, sa difficulté d'homme et d'auteur à parler de son expérience à Buchenwald où il est arrivé à 20 ans en 1944.

C'est un témoignage troublant et difficile d'accès, autant par l'érudition et la hauteur de vue de l'auteur face auxquelles je me sens bien petite, que par le sujet lui-même tant il est effectivement difficile pour lui de transmettre et pour nous de comprendre l'expérience d'un vécu, "una vivienza" au-delà de la mort.

Un témoignage qui éclaire en tous cas sur le silence des déportés survivants à leur retour des camps, fait qui m'a toujours profondément troublée.
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L'Ecriture ou la vie

Jorge Semprun pose un dilemme auquel nous n'avons pas souvent l'habitude d'être confronté. Depuis quand faut-il choisir entre l'écriture et la vie ? D'un point de vue personnel, la question se pose depuis que Jorge Semprun a vécu l'expérience de la déportation à Buchenwald mais aussi, et surtout, depuis qu'il en est sorti. Vivant ? Il paraît… D'un point de vue biologique, c'est une certitude. Et pourtant, Jorge Semprun rabat leurs certitudes à toutes les victimes des apparences. S'il a l'air aussi étrangement vivant, c'est parce qu'il a traversé la mort : il l'a parcourue de bout en bout.





« Une idée m'est venue, soudain –si l'on peut appeler idée cette bouffée de chaleur, tonique, cet afflux de sang, cet orgueil d'un savoir du corps, pertinent-, la sensation, en tout cas, soudaine, très forte, de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l'avoir traversée. D'avoir été, plutôt, traversé par elle. de l'avoir vécue, en quelque sorte. D'en être revenu comme on revient d'un voyage qui vous a transformé : transfiguré, peut-être. »





Mieux aurait-il valu mourir ? D'une certaine façon, oui, cela aurait été plus simple. En sortant de Buchenwald, en retrouvant sa vie, ses relations et ses habitudes d'avant le camp, Jorge Semprun découvre qu'il fait l'objet d'une méprise énorme. Tout le monde le prend pour un rescapé qui aurait échappé à la mort –en réalité, il connaît la mort mieux que celui qui ne serait plus là pour en témoigner. Et lorsqu'on lui demande de raconter son expérience des camps, Jorge Semprun se heurte à l'indicible. L'aspect frivole du langage apparaît et révèle ce qui semble être ces seuls objectifs : se constituer comme source principale de divertissement, au mieux comme média formalisé servant davantage de moyen (se lier avec d'autres individus dans un certain type de rapport) que de fin (transmettre des informations en adéquation ou non avec des idées reçues). Jorge Semprun ne peut donc pas raconter Buchenwald ni ses morts. Non seulement ses interlocuteurs ne le comprennent pas –ou le comprennent mal- mais lui-même perçoit le ridicule d'une telle volonté.





« Car la mort n'est pas une chose que nous aurions frôlée, côtoyée, dont nous aurions réchappé, comme d'un accident dont on serait sorti indemne. Nous l'avons vécue… Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants… Ceci, bien sûr, n'est dicible qu'abstraitement. Ou en passant, sans avoir l'air d'y toucher… Ou en riant avec d'autres revenants… Car ce n'est pas crédible, ce n'est pas partageable, à peine compréhensible, puisque la mort est, pour la pensée rationnelle, le seul évènement dont nous ne pourrons jamais faire l'expérience individuelle… »





Alors Jorge Semprun élude, tourne autour du pot, essaie de trouver une nouvelle façon de parler quand même de cette expérience obsédante. Comme il le dit lui-même, le problème n'est pas technique mais moral. Peut-être est-ce d'ailleurs ce qui manque le plus aux gens qui l'entourent comme lorsque, plus tard, en visite à Buchenwald, devant la cheminée du crématoire, quelqu'un lui demande d'un air enjoué : « C'est la cuisine, ça ? » Ce qui, chez Jorge Semprun, provoque cette réaction : « J'avais horreur de moi-même, soudain, d'être capable d'entendre cette question. D'être vivant, en somme ».





Ainsi, pour ne pas se dégoûter davantage de lui-même, pour ne pas reléguer Buchenwald à la forme d'une vague historiette contée en termes usés et falsifiables, Jorge Semprun essaie de nous faire comprendre cette traversée de la mort par l'ampleur de ses conséquences présentes. Jorge Semprun est devenu une victime invisible –reconnu uniquement par lui-même et par les autres victimes- qui souffre d'être en perpétuelle inadéquation avec la vie « normale » en dehors des camps, cette vie qui lui semble à présent réduite, peu ambitieuse, peu consistante.





« C'était que la vie fût un songe, après la réalité rayonnante du camp, qui était terrifiant. »





Bardé de références et de relations, Jorge Semprun essaiera de donner une forme dicible à son expérience en la confrontant à celle des autres et en apprenant une certaine forme d'oubli -qui ne serait pas un mensonge adressé à soi-même mais ce qu'on appellerait aujourd'hui « résilience ». Il s'agit d'ailleurs du projet à l'oeuvre dans L'écriture ou la vie. Nous entendrons peu parler de Buchenwald et des souvenirs qui lui sont liés. Jorge Semprun a trouvé peut-être la meilleure façon de toucher autrui dans le récit d'une expérience personnelle : il s'agit de lui faire perdre sa ponctualité pour n'en garder que l'essence universalisable. L'écriture ou la vie bouleversera tout lecteur qui a pu connaître –de près ou de loin- cette sensation de décalage irréversible provoquée par l'expérience de la solitude mortelle. Et puisque, finalement, je reste également sans mots pour décrire d'une meilleure façon les sentiments qu'a pu me procurer cette lecture, je me réfugierai dans la facilité et laisserai l'honneur à l'un de mes porte-paroles préféré – Emil Cioran : « Pour qui a respiré la Mort, quelle désolation que les odeurs du Verbe ! »
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Le Grand Voyage

Au moment d’entrer dans l’exercice babelien de la rédaction d’une critique d’une œuvre de Jorge Semprun, difficile de ne pas être intimidé tant l’homme, philosophe, résistant, homme politique, scénariste de cinéma, brille d’un éclat singulier.



« Le grand voyage » est le premier livre écrit par Semprun après sa libération de Büchenwald.



Une période de vingt années de silence. Dès les premiers jours de la libération, l’auteur a eu l’intime conviction que sa vie, ce serait à tout jamais le camp et que la parole était terriblement dangereuse, un piège, un garrot qui vrillait l’indicible, l’innommable.

Les survivants dérangeaient et culpabilisaient les citoyens avides d’oublier au plus vite, la guerre, les difficultés, mais aussi pour certains, enfouir des attitudes beaucoup moins avouables, des démissions, lâchetés, dénonciations….



Car l’écriture pour Semprun n’est pas un pur exercice de style, elle exprime, révèle, met à nu l’homme. C’est pour cela que pendant vingt ans, le silence plutôt que l’écriture, « L’écriture ou la vie ».



Le lecteur retrouvera dans « Le grand voyage » cette alchimie qui construit la condition humaine, la poésie, la philosophie, la grâce de ces rencontres avec les femmes, souvent éphémères toujours emplies de signes phosphorescents, la vie, la mort. La mort, cette ombre qui ne quitte pas le narrateur, pour l’accueillir ou la donner.



Nous sommes à des années lumières de ces « leçons » de philosophie et d’éthique, académiques, désincarnées, de ces professeurs de philosophie d’hier et d’aujourd’hui, de ces livres recettes de ces « experts » en développement personnel qui encombrent les têtes de gondole.

Non pas qu’il faille être exclusivement un héros couturé de blessures, avoir vécu des pages de l’histoire avec un grand H, pour avoir la légitimité de parler de courage, de la mort, de la liberté mais il semble difficile de rédiger de savants essais sur ces questions, exclusivement à partir d’expériences « in vitro ».



Quel est donc ce « grand voyage » ?



Ce voyage c’est celui qui conduit Semprun de Compiègne à Büchenwald, en Allemagne près de Weimar. L’auteur exprime avec son style si alerte, si impétueux ce que fut ce huis clos abominable de trois jours et trois nuits.



Dans ces circonstances et comme plus tard dans la vie du camp, l’aphorisme de Malraux,

« une vie ne vaut pas grand-chose mais rien ne vaut la vie » prend tout son relief.

Dans ces circonstances, un détail, un hasard qui se jouent en un nano instant peuvent décider si le malheureux sera ou pas dans la moisson de la grande faucheuse.

C’est par exemple le réflexe de se précipiter dans l’espace du wagon près de l’ouverture grillagée qui soulagera partiellement de l’air vicié putride mortifère. C’est un accès à ce qui reste de la lumière, un ersatz de la vie, un accès aussi à la moindre information perceptible ; avoir encore quelques bribes de repères d’espace temps, ne pas être déjà complètement avalé dans cette nuit et brouillard des corps et des esprits.



Si ce récit constitue un témoignage historique exceptionnel, il ne s’agit pas pour autant d’un simple documentaire.

Semprun nous fait partager son regard décalé sur ces événements, la littérature, la poésie, chevillées au plus profond de son être, qui l’aident à survivre. Pendant ce voyage, il se récite intérieurement en boucle « le cimetière marin » de Paul Valéry ; à la nuit par instinct, il recherche la lumière, fut elle un entre deux avant une issue sans retour.



Semprun nous fait partager aussi, par les mots qu’il sait choisir, une infime partie de ses souffrances, qui laissent le lecteur, même averti, effaré, devant la créativité des bourreaux.

Si l’homme se différencie de l’animal par sa spiritualité, il s’en distingue aussi, hélas, par son ingéniosité à faire le mal, à torturer son prochain, à l’enfermer dans des camps pour infliger des souffrances avec méthode.



Comme dans ses autres romans le texte de l’auteur, à partir d’une matrice, intègre des séquences du vécu de l’auteur, passées ou postérieures du récit pivot.

Il est ainsi évoqué plus ou moins furtivement sa vie de lycéen parisien, son action dans le maquis « Tabou » en Bourgogne, les premières semaines de la libération…autant d’évocations qui loin de casser l’intérêt et le rythme de ce « grand voyage », en amplifient sa puissance.



Un livre, un auteur exceptionnels. L'esprit, les mots de Semprun nous manquent terriblement depuis qu'il est parti en 2011 pour cet autre grand voyage.



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Le Grand Voyage

Seize ans après avoir survécu à l'enfer concentrationnaire nazi, Jorge Semprun se remémore chaque minute de son voyage vers les camps. C'est un incessant aller-retour dans sa mémoire entre les évènements d'avant, d'après et de pendant... chaque minutes qui reviennent à sa mémoire le renvoie vers d'autre souvenirs, un paysage, une personne, une situation, une sensation qui eux-mêmes lui font se rémémorer d'autres paysages, d'autres personnes, pour revenir inlassablement à ce long voyage de quatre jours et cinq nuits, enfermé dans un wagon bestiaux avec 119 autres déportés. Voyage angoissant, douloureux où le tragique côtoie parfois le comique absurde.



Tout au long de ce récit, ce flot de souvenir, Jorge Semprun, avec beaucoup d'honnêteté, montre de manière magistrale comment ses réflexions, ses questionnements ont pu évoluer, se modifier, enrichis par ces seize années d'attente avant d'écrire. Ses souvenirs reviennent à sa mémoire au travers d'un filtre qui modifie considérablement la perception des choses, sur la mort, l'homme : c'est un survivant. Alors comme pour de nombreux déportés revenus se pose la question : comment en parler ? comment décrire l'innommable ? comment rendre perceptible l'enfer ? Mais surtout comment faire pour que la réalité indescriptible reste dans la mémoire de l'humanité même lorsque tous les acteurs de cette tragédie auront disparu.

Le grand voyage est le premier livre de Jorge Semprun. Lorsque l'on referme le roman, on comprend que l'auteur n'était pas encore prêt à parler des camps... il parle, décrit l'avant et l'après, le grand voyage et les premiers jours de la libération. Entre il y a un grand trou noir, un ailleurs.



Voici les derniers mots de ce formidable roman, lorsque l'auteur atteint les portes du camp :

"Gérard essaye de conserver la mémoire de tout ceci, tout en pensant d'une manière vague qu'il est dans le domaine des choses possibles que la mort prochaine de tous les spectateurs vienne effacer à tout jamais la mémoire de ce spectacle, ce qui serait dommage, il ne sait pas pourquoi, il faut remuer des tonnes de coton neigeux dans son cerveau, mais ce serait dommage, la certitude confuse de cette idée l'habite, et il lui semble bien, tout à coup, que cette musique noble et grave prend son envol, ample, serein, dans la nuit de janvier, il lui semble bien qu'ils en arrivent par là au bout du voyage, que c'est ainsi, en effet, parmi les vagues sonores de cette noble musique, sous la lumière glacée éclatant en gerbes mouvantes, qu'il faut quitter le monde des vivants, cette phrase toute faite tournoie vertigineusement dans les replis de son cerveau embué comme une vitre par les rafales d'une pluie rageuse, quitter le monde des vivants, quitter le monde des vivants."



Le livre est construit en deux parties. La première partie, la plus importante c'est l'auteur qui parle, qui se souvient, raconte ce grand voyage, la résistance, la libération des camps, la mort, la terreur, la torture, les SS, la fraternité entre déportés, entre résistants. Semprun nous délivre des passages d'une puissance incroyable notamment sur sa vision des allemands, le soldat allemand pendant sa détention à Auxerre, l'enfant qui les insulte lors d'une halte dans une gare où les habitants du village aux abords du camp, où il ne les condamne pas, ne les juge pas et analyse avec les seize années de recul. Puis la seconde partie, bascule dans le roman, c'est Gérard, nom d'emprun de l'auteur, que l'on suit à l'entrée du camp. Très courte seconde partie mais très intense.



Un style très particulier, difficile dans les premières pages, puis la poésie fait son effet et on se laisse embarquer dans les méandres des souvenirs de Jorge Semprun. Un texte magnifique, terrifiant.
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L'Ecriture ou la vie

Dans ce récit remarquable, le grand et regretté Jorge Semprun raconte sa déportation puis la libération du camp de Buchenwald par les américains en 1945. Sorti vivant physiquement certe, mais comment reprendre gout à la vie après avoir cottoyé la mort et l'horreur au quotidien. Bien plus qu'un récit sur les camps, Semprun raconte comment grâce à l'écriture et aussi au rôle essentielle d'une jeune femme, il a réussit à revenir au pays des vivants. Le livre d'un intellectuel engagé, en lutte constante contre la barbarie, la dictature.

Un texte qui résonne longtemps en vous, car comment dire l'indicible tout en restant debout, Semprun à constamment lutter avec ce questionnement dire pour ne pas oublier, ne rien dire pour s'oublier. Magnifique et indispensable.
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Le Grand Voyage

Le Grand Voyage montre de façon exemplaire que l'on peut faire de la grande littérature avec un récit autobiographique où il ne se passe quasiment rien. En effet, chaque petit fait qui se déroule dans ces quatre jours et cinq nuits nous dévoile le narrateur dans ce qu'il a vécu auparavant comme une réminiscence ou dans ce qui sera un souvenir de sa vie postérieure. Cette vie qui prend forme sous nos yeux est traversée, est découpée par ce terrible voyage et il n'est pas étonnant qu'il ait fallu au narrateur seize ans avant de se mettre à l'écrire. Cependant, c'est toujours avec une épaisseur, une conscience et une réflexion aiguisées qui font de ce livre bien autre chose qu'un récit autobiographique sur la déportation; Si c'est ce que vous cherchez dans ce livre, vous serez déçus à coup sûr! Si, en revanche, vous voulez un regard original et engagé sur la déportation d'un écrivain de talent, vous lirez ce livre d'un trait.
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L'Ecriture ou la vie

Il m'aura fallu beaucoup de temps et d'hésitations avant d'entreprendre ce billet. Auparavant, il me fallait reconnaître et admettre l'impensable. Oui, indubitablement, j'ai trouvé ce livre de Jorge Semprun d'une beauté indicible...

Avec toutes les questions éthiques que cela m'a posé. Comment admettre une esthétique inégalée à un récit de la pire des horreurs? Comment pardonner ces palpitations éblouie à la lecture de phrases qui disent le Mal absolu?

J'ai finalement trouvé une forme d'absolution en revenant au chapitre où Semprun et quelques co-detenus, fraîchement libérés, évoquent cette difficile parole à venir. Comment relater l'impensable, l'insoutenable, le non imaginable ?

Et cette phrase de Semprun qui laissait percevoir sa stratégie à venir. "L'autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l'expérience, n'est pas transmissible... Ou plutôt, elle ne l'est que par l'écriture littéraire..." Phrase à laquelle répondait celui qui avait été professeur à l'université de Strasbourg : "Par l'artifice de l'Art, bien sûr !"

Oui, seule la beauté pouvait contrebalancer l'ampleur d'une telle monstruosité.



Et ce livre, c'est Guernica.



Il aura aussi fallu beaucoup, beaucoup de temps et de silence à l'auteur avant d'esquisser le titre de L'écriture ou la vie qu'il avait initialement nommé L'écriture ou la mort.

C'est la distance de ce chemin vers la vie où contre la mort que ce livre tente de mesurer, d'appréhender dans une approche philosophique, littéraire, politique, et ô combien charnelle.

Car écrire, c'est accepter de se souvenir. C'est revenir sous le linceul nimbé de fumées innommables ; c'est sentir à nouveau sur ses épaules, comme autant de flocons, la neige éternelle des copains disparus par la cheminée.

L'écriture ou la vie n'a que peu allure de témoignage, et pourtant, il dit beaucoup plus que la réalité. Il travaille au plus profond, élague les scories des jugements moraux ou théologiques. Ni dieu ni censeur dans ce carnaval de fous. Seuls des hommes nus, maigres, chancelants, "cadavres debout" descendus de wagons dans l'antre du Mal. Dans cette narration, l'auteur est fort d'une préséance unique. Il n'est pas un survivant, il est un revenant. Il a traversé la mort, ou bien la mort l'a traversé comme lui-même s'interroge.

J'avais lu ce livre il ya longtemps, à sa sortie en 1994. J'en gardais le souvenir d'une lecture âpre et souvent difficile.

C'est une oeuvrequi nécessite une maturation et, humblement, une connaissance plus étendue de ce que l'on nomme aujourd'hui la littérature des camps. La jeune femme que j'étais n'avait pas assez arpenté les chemins ardus de cette période effroyable.

Ce dont je me souvenais parfaitement par contre, c'est d'avoir été accompagnée dans ce périple par une cohorte incroyable de poètes: Hugo, Lamartine, Toulet, Jammes, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Breton...

Et puis, bien sûr, René Char et Aragon qui poseront leurs mots rédempteurs sur l'homme redevenu libre.

Le poème d'Aragon, Chanson pour oublier Dachau était depuis longtemps posé sur ma table de nuit. Il prend aujourd'hui et enfin tout son sens.



"Nul ne réveillera cette nuit les dormeurs

Il n'y aura pas à courir les pieds nus dans la neige (...)

Dans l'épouvante où l'équilibre est stratagème

Le cadavre debout dans l'ombre du wagon

(...)

Oh vous qui passez

Ne réveillez pas cette nuit les dormeurs."
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