Critique de Nathalie Crom - (Telerama n° 3141 - 27 mars 2010)
Bien davantage que New York - la métropole à laquelle son nom et son oeuvre sont invariablement associés -, le labyrinthe est le lieu naturel où évolue Paul Auster. Pour tout dire, son biotope. Un espace suffisamment ténébreux, anfractueux, artificiel, pour que s'y déploient ses intrigues invariablement sophistiquées, cérébrales et très noires. Aux parois de ce labyrinthe, il arrive que le lecteur se heurte, dans ses méandres qu'il s'égare - excès d'intelligence froide, de scepticisme. Ce fut régulièrement le cas au cours de la dernière décennie. Doit-on incriminer l'auteur ? Pas sûr. Après tout, lui suit son chemin, tantôt piétine dans l'obscurité, tantôt avance, les bras tendus droit devant lui pour fouiller les ténèbres opaques - devrait-il, pour qu'on lui emboîte le pas, changer d'itinéraire et de rythme ?La question, cette fois, n'a pas lieu d'être soulevée. S'il ne s'impose sans doute pas avec la même puissante évidence que le firent naguère L'Invention de la solitude (1987) ou Léviathan (1993), le nouveau roman de Paul Auster, Invisible, est de ces architectures romanesques dont l'intelligence et la complexité dispensent un charme puissant, captivant au sens propre du terme - une séduction trouble, mélancolique, plus vénéneuse que radieuse, faut-il le préciser ? Un roman d'apprentissage, dira-t-on pour faire court, sachant bien que l'expression ne rend pas compte de la singularité de celui-ci. Soit donc, aux premières pages du livre, la prise de parole du dénommé Adam Walker, racontant des souvenirs qui remontent à l'année 1967 : il était étudiant en lettres à Columbia, aspirant poète - en outre, un beau jeune homme de 20 ans, aimable et sans aspérités, en apparence du moins -, lorsqu'un soir il fit la connaissance du dénommé Rudolf Born. L'exact contraire d'Adam, ou presque : Européen, 36 ans, éminemment toxique, ne cherchant à dissimuler ni son cynisme ni son penchant pervers pour la manipulation. Les destins des deux hommes seront désormais indéfectiblement liés, auxquels s'agrégeront d'autres personnages, féminins notamment, au fil de la narration virtuose que construit Auster, enchevêtrant les époques, mais aussi les narrateurs, les voix. Le récit à la première personne d'Adam, qui ouvre le roman, s'avère en effet constituer le premier chapitre de ses Mémoires que, quarante ans plus tard, en 2007, il a confié en lecture à un ancien camarade d'université, Jim Freeman. Lequel, devenu un écrivain célèbre, accepte, à la demande d'Adam - désormais mourant - et au nom de leur camaraderie ancienne - en proie aussi à la compassion, pitié mêlée d'une certaine fascination face à la déchéance de son ami de jeunesse -, d'en lire la suite et d'en écrire la conclusion.
La complexité indéniable de la construction d'Invisible n'est jamais un obstacle à sa lisibilité - elle oeuvre à l'intérêt romanesque du récit, aux rebondissements qui le jalonnent. Le suspense ainsi ménagé permet à Paul Auster de s'autoriser à laisser planer, sur l'histoire et son interprétation, la plus grisante incertitude. Qui, de tous ceux qui ici prennent la parole ou prétendent détenir une part de la vérité -Adam, sa soeur Gwyn, ses anciennes amantes Margot et Cécile, Jim, Rudolf Born...-, faut-il croire ? Lesquels se tiennent du côté du mal et de la transgression, lesquels du côté du bien ? Quelle est la part du réalisme, celle de l'artificialité, dans cette intrigue où s'agitent des personnages faussement tangibles et solides, en fait souvent archétypaux ? Questions sans réponse qui sont le socle et le ciment de ce livre intranquille, intrinsèquement vertigineux.
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