Un millón de Gotas
Traduction : Claude Bleton
ISBN : 9782330072810
Non, je n'écrirai pas qu'il s'agit là du chef-d'œuvre de son auteur car ce serait réduire une œuvre plus que prometteuse dans le genre polar à trois romans, tous remarquables à divers titres. Je me contenterai de dire que "Toutes Les Vagues de l'Océan" est sans doute le plus achevé des trois. Víctor del Árbol, après avoir sacrifié aux mânes du fascisme espagnol dans "La Tristesse du Samouraï", étape semble-t-il indispensable pour tout auteur espagnol actuel (il faut dire que Franco a vécu très longtemps et que la parole ne commença à se libérer en Espagne que timidement et à la fin des années soixante-dix), revient à nouveau à la terrible Guerre civile qui ensanglanta son pays mais cette fois-ci en nous décrivant l'autre côté du décor : celui des "Rouges", des Républicains - ceux que, rappelons-le encore, une Europe complètement obsédée par le fascisme (mais elle avait alors de bonnes raisons de l'être) ne cessa d'encenser jusqu'à la fin (et que nos "vovos" actuels encensent encore sans avoir la moindre idée de ce dont ils parlent ...)
L'habitué des romans de l'auteur catalan est désormais rompu à sa technique qui fait alterner présent et passé tout en laissant entendre très clairement que tous les deux sont liés. Tout commence donc dans le présent, par le suicide de Laura Gil, officier de police à Barcelone. Un suicide sans mystère. Après avoir mis tout en ordre dans ses affaires, la jeune femme, qui se trouvait en congé de maladie, n'a été victime ni d'un tueur de flics en maraude, ni d'un règlement de comptes : elle a choisi librement de se donner la mort. La nouvelle en est évidemment communiquée à son jeune frère, Gilberto, avec qui elle était très liée bien qu'elle se fût éloignée plus ou moins de lui et de leur mère après son adolescence. Avec leur mère, on peut même parler de rupture puisque la jeune Laura avait osé écrire un article rien moins qu'élogieux sur son père, Elías, revenu, après bien des tourments, d'URSS et transformé, de par son passé héroïque, en légende vivante pour tous ceux qui avaient lutté contre Franco.
La mort d'un proche, surtout s'il fait partie de nos parents ou encore de notre fratrie, ramène à la surface bien des souvenirs. Il y a les doux, les lumineux, les ensoleillés ... et puis les autres. Gilberto se rappelle toujours comment sa sœur le mettait à l'abri dans le puits, au fond du jardin, certaines nuits que leur père rentrait ivre et bagarreur, hors de lui-même, tel un Mr Hyde insoupçonné jailli d'un tout aussi ignoré Dr Jekyll ... Oui, Laura a toujours protégé Gilberto. Mais de quoi ? Et lui ? Comment a-t-il fait pour ne pas protéger sa sœur de son addiction à la cocaïne, de sa dépression et enfin de ses envies suicidaires ? Là où Laura a toujours répondu "Présente", Gilberto se dit qu'il a toujours failli. Mais il se rend compte aussi qu'il ignorait beaucoup de choses ... Beaucoup trop.
C'est là que, par la magie des retours en arrière et de son sens certain de l'Histoire de son pays, del Árbol prend en main l'histoire du jeune Elías Gil, membre déjà du Parti communiste espagnol et expédié en URSS pour se perfectionner, auprès des camarades soviétiques, dans son métier d'ingénieur. Tout d'abord, c'est l'enthousiasme, l'exubérance, le Bonheur quasi paradisiaque ; accompagné de trois camarades dont un Anglais, Michael, un Ecossais, Martin (tous deux formant un couple homosexuel) et d'un Français, Claude, méridional et enjoué, il travaille d'arrache-pied et s'extasie au point presque d'en pleurer. Dans ce Pays de la Liberté qu'est pour eux l'URSS de Staline, les quatre étudiants n'hésitent pas à s'exprimer franchement. Mais comme, pour se faire remarquer d'un pouvoir paranoïaque, il suffit ici d'un seul mot déclaré suspect par les autorités alors qu'il ne contient en lui rien de subversif, les jeunes gens se retrouvent bientôt mis en examen (à la soviétique) et enfin déportés (à la soviétique), vers la Sibérie. Dans le train, les déportés politiques sont terrorisés par les Droits communs, sur lesquels règne un certain Igor Stern, lequel ne tarde pas à s'opposer à Elías (celui-ci en sortira avec un œil crevé) et à "enrôler" dans ses troupes Michael et Martin. Pendant ce temps-là, le train roule, roule toujours et Elías fait la connaissance d'Irina, jadis médecin-chirurgien à Kiev, et de sa fille, la petite Anna.
Le "terminus", si l'on peut dire, c'est ce que l'on appellera plus tard "l'Île de l'Horreur", la petite île de Nazino, où les déportés, pas plus que leurs gardiens, ne découvrent ni baraquements, ni aucun outil pour les construire. Evidemment, le gouvernement stalinien est conscient que cette déportation n'est qu'une forme d'abandon épouvantable, capable d'inspirer à ceux qui la subissent les actes les plus ignobles, dont le cannibalisme. (Nicolas Werth a écrit un livre sur ce sujet, dont nous ferons la fiche cette année sans doute : il s'agit de "L'ïle aux Cannibales"). Et c'est ici que nous nous arrêterons dans les souvenirs d'Elías, notre propos n'étant pas en effet de vous gâcher votre lecture.
De pareilles épreuves, sans parler de celles qu'il subira ensuite, forgent évidemment le caractère de l'homme qui y survit. Mais cet Elías Gil qui a quitté son pays en rêvant d'une URSS digne des délires utopistes d'un Jean-Jacques est-il vraiment semblable en tout à celui qui y revient ? Pour les gens de gauche, il est un héros de la Cause, un camarade qui n'a jamais trahi. Pour les autorités, encore teintées de franquisme, il reste un opposant redoutable dont il faut se méfier. En revanche, pour certains particuliers, comme le commissaire Alcázar, fils d'un ami proche de l'Elías de jadis qui lui a sauvé la mise en URSS en lui donnant l'occasion de quitter clandestinement le pays, ou encore pour Esperanza, sa femme, ramenée d'URSS où elle s'appelait Katarina, et qui lui a donné ses deux enfants, il est ...
Qu'est-il ? Ou plutôt qu'était-il car il est mort, il y a plusieurs années, une nuit, dans des circonstances mystérieuses et brutales.
C'est ce que Gilberto va découvrir, en dépit d'Alcázar, qui sait que cela ne lui apportera que souffrance, en dépit aussi de sa mère qui tient à ce que perdure la "légende" pour laquelle elle a accepté de vivre et de survivre et qui, pour cette légende, a sacrifié au moins sa fille.
Au-delà une intrigue envoûtante, "Toutes les Vagues de l'Océan" a le mérite de remettre les aiguilles à l'heure et de démontrer ce que trop de gens, surtout en France, s'acharnent à nier : c'est-à-dire que le plus grand ennemi du Parti communiste espagnol et des "brigades internationales" qui se précipitèrent au secours des Républicains s'opposant aux Nationalistes et à Franco, ne fut pas ce dernier, bien au contraire, mais Staline en personne, bien résolu à faire exploser l'une après l'autre les diverses composantes du mouvement, notamment le POUM, qui comprenait essentiellement des anarchistes libertaires, ou, à tout le moins, à les faire se dresser l'une contre l'autre pour que les malheureux communistes espagnols n'eussent aucune chance de vaincre le Caudillo. Certes, la droite espagnole était elle aussi divisée mais Franco parvint à éliminer peut à peu ses opposants, à fédérer son mouvement et, avec l'aide logistique d'Hitler et de Mussolini, à mettre à genoux les Républicains. Fort de ses propres forces armées, l'URSS aurait pu certainement soutenir ceux-ci bien plus efficacement qu'elle ne le fit. Mais Staline avait parlé. Celui qui avait souhaité un temps se faire séminariste avait dit la messe orthodoxe et donna, sans état d'âme, le coup de grâce à un Parti communiste ibérique qu'il n'avait cessé d'affaiblir sur tous les plans, en commençant par l'intérieur.
Une fois encore, je préviens l'amateur de textes courts : "Toutes les Vagues de l'Océan" compte 680 pages, touffues et solidement argumentées. L'Histoire y enlace avec passion une intrigue complexe et mieux vaut sans doute s'y connaître un tout petit peu sur le sujet de la Guerre civile espagnole avant de décider de se lancer dans cette lecture de bout en bout passionnante. C'est sanglant, insidieux, noirissime, captivant et cela se double d'un hommage légitime à tous ceux, gardes comme déportés, qui périrent à Nazino, sur place ou en tentant de s'échapper de ce piège épouvantable. Les personnages sont difficilement oubliables et leur fureur, leur rage, leur colère ainsi que leur humanité tout comme la façon qu'ont certains d'eux de renoncer à cette humanité pour sauver leur peau, la tristesse et le désespoir de tous (car si l'on oublie une seule fois sa part d'humanité sur le long chemin de la Vie, on s'en trouve à jamais handicapé et cela, quel que soit le degré du cynisme derrière lequel on cherche à se réfugier) font très longuement résonner leur voix au plus profond du cœur du lecteur.
Un grand roman, qui dépasse le genre polar autant que le genre historique, un hybride flamboyant et sincère qu'il faut lire, non pour juger mais pour se demander, par exemple, ce que nous aurions fait, nous, pour survivre à Nazino. Vivre ou mourir à Nazino, "Toutes les Gouttes de l'Océan" pourrait très bien se résumer à cela. ;o)
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