Cette oeuvre, je l'ai vu sous quatre aspects : trois pièces de théâtre et le texte original. Chaque pièce interprétait le texte de manière unique et semblait donner corps à une oeuvre différente, prouvant les multiples interprétations possibles de cette unique phrase. Et pourtant, si les pièces seront certainement moins "lourdes" et difficiles à suivre, c'est la pièce qui l'emporte.
Non pour son côté "agréable", car il faut bien le dire, lire un texte de 64 pages doté d'une seule et unique phrase n'est pas de tout repos pour notre cerveau (personnellement je l'ai lu d'une traite). Mais par sa force stylistique, car cette unique phrase se justifie pleinement dans son écriture ; utilisant tous les outils possibles pour rendre le point final uniquement justifiable à la dernière page. C'est cela qui m'a charmé ; j'aime les essais stylistiques. le fond en lui-même, n'avait que peu d'intérêt pour moi.
Cependant, cette "lourdeur" pour notre cerveau explique aussi pourquoi un tel écrit sera loin de plaire à tous. Conseillez-le à la majorité, la majorité l'estimera indigeste et ce sera parfaitement compréhensible. Conseillez-le à des personnes appréciant les exercices de style ou tout autre essai de forme et là vous ferez mouche.
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Lorsque je t al vu, J al couru, couru, couru, mais personne n'a fait obstacle, je m'étais préparé, je m'étais mis de leur côté, je les avais écouté, cachant ma différence, et à présent ma fuite les surprend, je suis déjà au coin de la rue quand ils se réveillent, qu’ils me reconnaissent comme étranger, qu'ils mettent leur connerie à mes trousses, se préparant à me surprendre ailleurs, en bas, tout à l'heure, cependant moi, déjà je t'abordais, je disais : je t'ai aperçu tournant le coin de la rue, pardon, je suis à moitié ivre, je ne dois pas être à mon avantage, mais j'ai perdu ma chambre, je cherche une chambre pour cette nuit seulement, une partie de la nuit, car dans peu de temps je ne serai plus ivre, je demande cinq minutes...
« Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé, et maintenant qu’on est là, que je ne veux pas me regarder, il faudrait que je me sèche, retourner là en- bas me remettre en état, les cheveux tout au moins pour ne pas être malade – mais en bas sont les cons, qui stationnent, il faudrait être ailleurs, personne autour de soi, plus cette question d’argent et cette saloperie de pluie, à l’aise, qu’on n’ait plus à bouger, tout son temps devant soi, avec l’ombre des arbres, mais le travail est ailleurs, c’est toujours ailleurs qu’il faut aller le chercher – pas le temps de s’expliquer, pas le temps de planer, pas le temps de se coucher dans l’herbe, le travail est là-bas, et encore là-bas, plus loin et encore plus loin, pas question de parler, pas question de dormir, pas question de planer, si tu veux travailler, déménage : c’est toujours, toujours le désert, mais qu’on s’arrête un bon coup et qu’on dise : allez vous faire foutre, je ne bougerai plus et vous allez m’entendre : AILLEURS, TOUT EST PAREIL !, je voudrais être comme n’importe quoi qui n’est pas un arbre, caché dans une forêt au Nicaragua, comme la moindre colombe qui voudrait s’envoler au-dessus des feuilles, avec tout autour des rangées de soldats avec leurs mitraillettes, qui le visent, et guettent son mouvement, oui, toute ma vie je voudrais me balader, courir de temps en temps, m’arrêter sur un banc, marcher lentement ou plus vite, sans jamais parler – si j’avais pu imaginer, je l’aurais inventer comme cela, telle que je la voyais quand je l’ai abordée : petite, pas solide, toute blonde avec des reflets et des boucles, pas trop de boucles et pas trop blonde, juste ce qu’il fallait pour y croire, et que ce ne soit pas possible de ne pas courir derrière : tu n’as pas du feu, s’il te plait, camarade, pardon, des yeux qui regardent comme on peut seulement l’inventer, et que cela brille exactement comme je l’aurais inventé, pour planer, un soir où c’est désert et où rien ne se passe – mais il y a d’autres soirs, malgré la pluie, malgré cette saleté de lumière et la nuit qui encombrent tout, où il traine des filles, non pas une par hasard, mais plusieurs l’une après l’autre, de plus en plus belles, mais pas belles comme tu crois, belles comme c’est pas possible, à vous rendre cinglé, d’heure en heure des filles plus impossibles, on ne sait pas quand ça va s’arrêter, cela monte, on se met à planer, on n’imagine plus rien, et quand on a fini de croire que cela peut être mieux, qu’on peut devenir encore plus cinglé à les regarder, il en débarque une comme celle-là, où il faut tout lâcher pour courir derrière, obligatoirement, oubliant que la pluie et le manque d’argent vous ôtent des moyens, mais celle-là, on est obligé de courir l’aborder, avec ses cheveux, ses yeux par en dessous, son air pas solide et pas trop de boucles : camarade, camarade !,alors c’est justement là : camarade,camarade !, là qu’ils nous attendent, c’est par là qu’ils nous prennent, là qu’on va se faire avoir comme le dernier des cons, alors, la principale idée, c’est s’empêcher de bander, pour toujours et partout, s’empêcher de bander et de jouir, se tenir à tout prix, car c’est là qu’ils nous guettent et qu’ils nous baiseraient, de toutes nos forces possibles et par tous les moyens, il faut se l’attacher, se priver même de cela, pour être bien certain de pas se faire niquer !, nous autres, camarade, il faut se priver de tout et se l’attacher solidement, et ce sera aux rats de jouir, camarade, et moi, l’exécuteur, ce sera mon heure à moi de cogner – alors, tout d’un coup, moi, j’en ai ma claque, cette fois ça y est, je ne me retiens plus, j’en ai ma claque, moi, de tout ce monde-là, de chacun avec sa petite histoire dans son petit coin, de leurs gueules à tous, j’en ai ma claque de tous, et j’ai envie de cogner, et moi, je vais cogner, j’ai envie de taper, mec, jusqu’à ce que tout finisse, jusqu’à ce que tout s’arrête, et alors, tout d’un coup, tout s’arrête pour de bon : o.k, je me lève, je cavale à travers les couloirs, je saute les escaliers, je sors du souterrain, et dehors je cours, je rêve de bière, je cours, de bière, de bière, je me dis : quel bordel, les airs d’opéra, la terre froide, les putes et les cimetières, et je cours, je ne me sens plus, je cherche quelque chose qui soit comme de l’herbe, les colombes s’envolent au-dessus de la forêt et les soldats les tirent, je cours, je cours, je cours, camarade, je te trouve et je te tiens le bras, j’ai tant envie d’une chambre et je suis tout mouillé, camarade, camarade, j’ai cherché comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, ne dis rien, ne bouge pas, je t’aime, je te regarde et le reste, de la bière, de la bière, quel bordel, camarade, et puis toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie. »
(...) parce que, mec, qu'est-ce que tu crois ? comment avoir une idée sur quelqu'un sans avoir baisé avec elle ? cent mille ans avec elle sans baiser, et tu ne sais toujours rien, que les grandes phrases qui te rendent dingue, qu'est-ce que tu connais d'elle avec les grandes phrases, si tu ne sais pas comment elle est avant, si tu ne sais pas comment elle bouge, comment elle respire, si elle parle et fait des histoires, ou si au contraire tu lui plais vraiment bien, et qu'elle ne dit rien, se retient, garde tout en secret juste pour toi et pour elle, qu'est-ce qu'on connaît de quelqu'un si on ne sait pas comment elle respire après avoir baisé, si elle garde les yeux ouverts ou fermés, si on n'écoute pas, longtemps, le bruit et le temps qu'elle met pour une respiration, où elle pose son visage et comment il est maintenant, plus le temps est long où elle respire et que tu l'écoutes, sans bouger, respirer, plus tu connais tout d'elle, (...)
Pourtant de toute façon, ils finissent tous par vous coller à l'usine, tandis que l'idée que je te dis, c'est: un syndicat à l'échelle internationale - c'est très important, l'échelle internationale (je t'expliquerai, moi-même, c'est dur pour bien tout comprendre), - mais pas de politique, seulement de la défense, moi, je suis fait pour la défense, et alors là, je me donnerai à plein, je serai celui qui exécute, dans mon syndicat international pour la défense des loulous pas bien forts, fils directs de leur mère, aux allures de jules plein de nerfs, qui les roulent et qui tournent, tout seuls, en pleine nuit, au risque d'attraper les maladies possibles.
Au théâtre Nanterre-Amandiers, le metteur en scène Ludovic Lagarde se saisit du "Quai Ouest" de l'écrivain Bernard-Marie Koltès, cette pièce troublante écrite au tournant des années 80, qui rassemble marginaux et bourgeois désabusés dans un hangar désaffecté : lumière sur une société déclinante.
Comme souvent dans les pièces de Koltès, tout part d'un lieu : dans "Quai Ouest", il s'agit de ce grand hangar désaffecté plongé dans l'obscurité. Pour Ludovic Lagarde, ce hangar est « un décor-personnage. le lieu est le départ de la pièce. » Par les failles et les trous de cet endroit, se faufilera bientôt la lumière de l'aube, mais avant cela a lieu une rencontre entre un bourgeois suicidaire chaperonné par sa secrétaire et la communauté de marginaux exilés qui habite le hangar. Arrivé en jaguar, Maurice Koch perturbe l'équilibre de la communauté en leur offrant une opportunité de fuite. Les désirs des uns et des autres germent, s'entrechoquent puis s'annulent.
C'est toute une époque qui vient s'échouer sur le "Quai Ouest" : les utopies et les rêves exprimés dans les marges s'effritent sous une menaçante vague de néolibéralisme et de financiarisation. Pour Koltès, ce lieu est l'occasion de rencontres improbables et de faire survivre la poésie dans un monde où elle s'érode. Un monde avec de nombreuses résonances avec le nôtre : la question du bouc émissaire lorsque Cécile, émigrée frustrée libère sa haine face à Abad, mais aussi « la colonisation et la _décolonisation_. À la fin de la pièce, Cécile parle en quechua, le langage de ses origines qu'elle ne connait pas elle-même. Cette décolonisation de la personne est intéressante vis-à-vis des débats qui font rage aujourd'hui en France. L'extrême droite en France vient sur un terrain colonial, au moment où le mouvement de décolonisation et la déconstruction de ces dominations interviennent. » analyse Ludovic Lagarde.
Olivia Gesbert invite à sa table le metteur en scène Ludovic Lagarde pour nous présenter cette nouvelle pièce.
#Théâtre #QuaiOuest
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