C'est l'image très poétique du paysage qui entoure sa maison que sollicite le vieux Masuji Ono au début de son récit en s'adressant directement au lecteur : "Si, par une belle journée, vous gravissez le sentier qui part, en pente raide, du petit pont de bois qu'on continue d'appeler, par ici, "le Pont de l'Hésitation", bientôt, entre deux cimes de gingkos, vous apparaîtra le toit de ma maison". Vision intemporelle et quelque peu abîmée quelques pages plus tard par le souvenir des bombardements qui l'ont touchée, détruisant le quartier, et ont aussi atteint sa famille (le vieil homme a perdu son fils en Mandchourie). La guerre est passée par là. Alors qu'il accueille sa fille aînée et son petit-fils, il se souvient...
Dans ce roman du monde flottant valorisé par la culture d'Edo - dont l'Europe découvrira les images avec ravissement grâce à l'estampe au début de l'ère Meiji (1868-1912) -, Ishiguro met en scène les relations filiales et intergénérationnelles d'un peintre âgé dont le passé et les engagements sont questionnés dans un pays longtemps isolationniste, pris entre le poids de ses traditions et son étonnante ouverture au monde à partir de la fin du XIXe siècle. Les choix du peintre, son évolution esthétique et personnelle révèlent en creux le climat de propagande lié à la montée du militarisme et du nationalisme au Japon dans l'entre-deux guerres. Son statut interroge plus sourdement son engagement dans ce contexte politique particulier.
Quatre parties encadrent cette recomposition mémorielle (Octobre 1948 - Avril 1949 - Novembre 1949 - Juin 1950) qui invitent à se porter largement au-delà de ce qui est suggéré par les péripéties du roman et dessinent un Japon de la fin de l'ère Meiji à la fin de la seconde guerre mondiale (de l'arrivée du peintre à Furokawa, en 1913, jusqu'à 1950). le mariage de Noriko sa plus jeune fille et les négociations qui l'accompagnent sont prétexte à faire resurgir ses souvenirs et lui font remettre sa jeunesse et sa carrière de peintre en perspective à l'aune des irritantes insinuations dont il se sent l'objet, à tort ou à raison (au lecteur d'en juger...), trois ans après la capitulation.
Ishiguro place le vieux peintre Ono et le lecteur à la croisée de deux réalités anachroniques coulissant presque l'une sur l'autre. L'une de ces réalités, celle du monde flottant, revit par le souvenir du vieil artiste. C'est une tradition qui s'efface porteuse d'une esthétique de l'éphémère, cultivée dans les anciens quartiers de plaisirs, transmise pendant sept ans par son maître (Seiji Moriyama) à Ono et jugée "décadente" quand de nouvelles aspirations "patriotiques", auxquelles il ne fut pas insensible, virent le jour dans sa jeunesse. Cet esprit du monde flottant survivait cependant dans le quartier d'artistes, aujourd'hui détruit, qu'il fréquentait et son dernier témoin, toujours debout, le petit bar de madame
Kawakami, reçoit encore sa visite et celle de son ancien élève Shintaro. Résurrection subjective du monde flottant face à l'autre réalité, contemporaine, celle vécue par le peintre à la retraite, dans un monde dévasté d'après guerre dont il scrute aussi avec attention la reconstruction progressive. Monde d'aujourd'hui avec son désir de clarification, sous "renouveau" américain, auquel tous veulent croire pour l'avenir, monde qui fascine son petit-fils mais où se cristallisent les interrogations concernant Ono, père et grand-père. La mémoire parfois fluctuante de l'artiste agit comme un imperceptible mouvement donnant beauté et profondeur au récit.
De même qu'il avait mis en jeu autrefois sa liberté de créateur et avait compromis son geste artistique aux yeux du maître Seiji Moriyama dont il s'était détourné, serait-ce au tour de ses anciens élèves, condisciples, ses filles, ses gendres de l'interpeller à présent ? le roman est totalement traversé par la question de la responsabilité, voire la culpabilité (on se suicide pour s'excuser, on cherche les traîtres), d'une génération sur la suivante dans la tragédie de la défaite. Et le vieil artiste au passé influent dont la notoriété semblait bien établie, convaincu de la sincérité de ses orientations (a-t-il été naïf ?) et désireux de les assumer sans nuire à sa plus jeune fille renoue avec son mentor Matsuda et cherche à revoir son meilleur élève Kuroda. Il s'adresse aux survivants d'une époque autant d'ailleurs qu'aux ruines de l'ancien monde comme lorsqu'il fait resurgir de ses souvenirs le Migi Hidari, lieu emblématique de leur mémoire commune... Alors qu'il s'attarde souvent sur le petit Pont de l'hésitation passage symbolique vers le quartier des artistes où il voit maintenant les bâtiments de l'avenir recouvrir ceux du passé, sans doute perçoit-il mieux la dimension transitoire des choses, célébrée jadis par le monde flottant de son vieux maître de peinture qu'il ne revit jamais.