ET À LA FIN, L'ÉCRITURE.
Jacques Abeille est ce que l'on peut appeler un écrivain rare. Rare, d'abord parce qu'on fait le tour de sa bibliographie, échelonnée sur plus d'une trentaine d'année, assez rapidement (d'autant plus que nombre de ses ouvrages sont épuisés). Rare, parce que ses livres tout autant que sa plume, sa marque de fabrique dirions-nous, sont reconnaissables entre mille. Rare enfin parce qu'avec un nombre restreint mais fidèle de lecteurs, l'homme ne court ni les grands médias ni les magazines et ses oeuvres en disent assez peu de ce qu'il est.
Les sept nouvelles rassemblées ici par les éditions béarnaises in8 font en quelque sorte exception à la règle. Parues pour la plupart vers la fin des années quatre-vingt, elles ont pour thématiques communes la lecture, l'écriture et la place de l'écrivain face à lui-même et face au monde.
Mais
Jacques Abeille ne serait pas l'auteur du fabuleux et inclassable roman "
Les jardins statuaires" s'il n'avait abordé ces thèmes sous l'angle de ce fantastique si personnel et par le biais de mondes imaginaires qui, sous sa plume, prennent étrangement vie.
Ainsi, cet «homme qui devint sans le vouloir navigateur en chambre" de la nouvelle introductive et qui nous embarque nuitamment, au sens littéral, vers ces îles imaginaires où il va croiser Robinson Crusoé, Barbe-noire, courir après
Marie Morgan sans la rattraper ; plus loin, il va s'effrayer d'îles maudites où les hommes sont des animaux et des animaux des hommes, comme s'il avait rejoint L'Île du docteur Moreau, fameuse et monstrueuse ; il va enfin croiser un enfant - son origine bibliophilique lui demeure inconnue - dont on comprend peu à peu qu'il est son ancien lui-même mais dont la disparition fera stopper cette fantasmatique navigation pour finir par se transformer en écrivain «tout bêtement»...
La très brève nouvelle suivante, dédiée à
Bernard Noël, est bien plus autobiographique, dans laquelle il s'essaie, sans être bien certain d'y parvenir, à définir ce qu'il est entre l'auteur, le narrateur ou le pornographe (n'oublions pas que
Jacques Abeille écrit, sous le pseudonyme de Leo Barthes, des récits érotiques).
Quant aux quatre suivantes, intitulées l'une après l'autre «Mon dernier récit» (I, II, III et IV), elles font intervenir à plein cet imaginaire riche, complexe et subtil qui sont la marque de l'auteur. le temps s'y étire sur d'autre modes que le notre, l'espace se diffracte, les lieux y perdent leurs portes, les êtres n'y sont pas exactement ceux que l'on croyait qu'ils sont et même eux semblent un instant s'être perdus, dans leur mémoire, dans leurs rêves, dans leur avenir.
Ici, c'est un homme qui réinvestit sa véritable et extra-terrestre identité après avoir retrouvé la jeune femme de ses amours adolescentes, là, c'est un professeur de dessin, blasé et proche de la retraite, qui va s'échapper au temps - celui de sa condamnation à mort pour insubordination dans un pays devenu dictature -, plus loin, c'est un écrivain reconnu dont le destin va se trouver transformé, régénéré, par la rencontre et les discours enflammés d'un jeune photographe. Enfin, c'est un autre prosateur accusé de plagiat - tandis que la chose est fausse, de bonne foi - mais dont l'accusation va lui faire percevoir des abîmes de perplexité et la vacuité de sa destinée d'auteur.
L'ultime, «Outre-mémoire», est une terrible et poétique évocation d'une vie, en son crépuscule, passée en compagnie des livres.
Petits diamants bruts lâchés à travers l'inépuisable forêt des livres, des oeuvres, des bouquins, des elzévirs, des encyclopédies, des fascicules, etc, ces sept nouvelles - bien trop brèves, avouons-le - sont autant de moments précieux hors du temps et hors de notre univers (in)sensible. Elle laisseront peut-être au lecteur infatigable un goût de trop peu ainsi qu'une certaine nostalgie d'espaces trop restreints qu'on eût aimé voir grandir, se développer, prendre un envol plus ample. On achève ces petits voyages tel un Gulliver moderne et intranquille mais avec la satisfaction du lecteur comblé.