Déplacer le silence (Shifting the silence), un très beau titre pour ce qui restera comme le dernier ouvrage de la grande poétesse
Etel Adnan.
Etel Adnan a 95 ans quand elle en commence l'écriture de son livre. Au travers de courts paragraphes, elle s'attache à énumérer des impressions et des souvenirs de sa longue existence, en incluant une réflexion sur le vieillissement et l'approche de la fin de sa vie.
« Lorsque vous réalisez que vous êtes mortel, vous réalisez également l'immensité du futur. Vous tombez amoureux d'un temps que vous ne percevrez jamais »
Au gré des pages du livre, les textes révèlent l'ouverture d'esprit, la lucidité et la sensibilité d'
Etel Adnan, qui était aussi une artiste-plasticienne reconnue. Son regard se portait naturellement vers le monde extérieur. La nature et l'amitié étaient pour elle comme les derniers refuges dans une société devenue incompréhensible.
« Je n'ai pas l'habitude de demander de l'aide, mais quelle est la nature du sol sous mes pieds ? Une incantation m'accorde enfin le repos, aux heures indues. Les yeux gonflés nous essayons de voir l'ici et le
là-bas, jamais sûrs, toujours insatisfaits. Attendons, même sans savoir quoi ; une ligne pâle à l'horizon vaudra toujours mieux que ce vide. »
Dans ses réflexions, on voit combien sa relation au monde empruntait aux ressorts de l'intime pour atteindre une dimension cosmique. Dans un flux de conscience lumineuse et inquiète à la fois, elle interrogeait notre condition, ce qui donne sens à nos vies mortelles.
Sa pensée s'ouvre par endroits à la méditation, à l'illumination poétique et au souvenir. Si elle déplore la fin des utopies, la mort de Dieu, le dérèglement climatique, les pays en guerre, la radicalisation de la pensée ou encore l'intelligence artificielle capable d'écrire des poèmes… Elle sait se remémorer le génie des récits mythologiques, évoquer souvent la beauté de la Grèce, savourer le mouvement des vagues de la mer et les amitiés précieuses, s'étonner des expéditions scientifiques dans l'espace, etc.
« Je n'ai pas rêvé la
nuit dernière, ni la
nuit précédente, n'ai même pas dormi. J'ai contemplé les différentes nuances de la
nuit, sa richesse infinie. de temps en temps il y avait des sons, la musique même de la
nuit, éparse. Il y avait une certaine visibilité mais aucun objet particulier ne venait au premier plan. Je pouvais sentir les vagues, je percevais l'éclat particulier de l'obscurité. Il y avait aussi une épaisseur dans l'air. Des courants doux traversaient cet air, coulant à peine sur mes mains. Je sentais aussi que mon propre corps semblait flotter plus que le reste. Des débuts de visions, plus que d'idées, ont commencé à me traverser l'esprit. Toutes les nuances des ténèbres, au-delà de la couleur noire, occupaient l'espace. La
nuit a continué, se répétant. »
Comme un testament à mi-chemin entre poésie et philosophie,
Déplacer le silence est aussi le travail d'une vie, une écriture qui porte en elle son sens ultime. À lire ce très beau livre d'
Etel Adnan, il semble que le silence se soit déplacé jusqu'à nous. Il nous reste à l'écouter.
« Je n'entends pas grand-chose car mon audition est mauvaise, et je salue cette forme de repos. J'ai besoin de
nuits pour renverser mes jours, je veux me promener dans les forêts, courir dans des châteaux abandonnés, je veux voir des rivières cachées dans des vallées inattendues. Je veux que le soleil soit doux. »
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