Ma lecture a débuté par une déception : alors que la quatrième de couverture laisse espérer un livre constitué comme tel, l'auteur mentionne dans son introduction que l'ouvrage n'est qu'un recueil d'articles parus des années 90 à aujourd'hui. Or on sait le caractère fondamentalement hétéroclite dont peuvent souffrir de tels objets éditoriaux, depuis le joyeux bric à brac jusqu'au raclement opportuniste de tous les fonds de tiroir restants. Dès la seconde page, je me suis ainsi trouvé plongé dans l'appréhension...
J'avais tort de m'inquiéter, fort heureusement : s'il s'agit bien d'un recueil d'articles, celui-ci témoigne avant tout de la remarquab
le continuité d'inspiration avec laquelle
Stéphane Audouin-Rouzeau a abordé le fait guerrier depuis trente ans. Mieux que cela : le livre montre au fil des textes comment se constitue et se complexifie une réflexion historique. À ce titre,
C'est la guerre est tout autant un livre d'histoire qu'un journal au long cours sur la façon d'écrire l'histoire.
Il n'y a pas ici de nouvel appareil méthodologique qui renouvellerait la compréhension de la guerre, ce que l'auteur, à vrai dire, a déjà proposé dans ses travaux précédents. En revanche, de multiples interrogations cheminent en filigrane tout au long de ces textes, témoignant de la richesse d'une pensée en train de s'élaborer. Ce processus à l'oeuvre est tout simplement passionnant.
La guerre qui intéresse Audouin-Rouzeau est la guerre « au ras du sol, celle de l'avant comme celle du front intérieur, celle de la culture matérielle et de la culture sensible, celle des affects et des émotions » (p212). La formule de « la guerre au ras du sol » est parlante, et il faut reconnaître d'emblée que chacun des textes repris ici suit scrupuleusement cette ligne directrice. La plupart d'entre eux évoquent évidemment la Première Guerre mondiale, dont l'auteur est un spécialiste reconnu. le point de départ de la réflexion est quelquefois infime : un tableau tombé dans l'oubli, une lettre, la canne sculptée par un soldat,… Si les archives exhumées sont parfois pauvres en matériaux originaux, on y apprend néanmoins des éléments intéressants : comment Fernand Léger, par exemple, fit jouer ses relations pour tenter d'échapper au front, ou bien comment
Albert Londres participa avec entrain à la propagande de guerre avant de devenir le modèle de journaliste que l'on connaît. Certains textes, parfois, ne donnent même que leur silence à interroger, telle cette relecture étonnante de
Norbert Elias au prisme du traumatisme refoulé que constitua pour lui l'expérience des tranchées. En d'autres circonstances, l'auteur ne craint pas de se mettre en retrait devant la force d'une archive, afin de la laisser parler seule : le journal de deuil que tient ainsi
Jane Catulle-Mendès après la mort de son fils en 1917 est suffisamment éclairant et poignant pour que l'analyse gagne en effet à rester discrète. Enfin, il arrive aussi à Audouin-Rouzeau de s'échapper de 14-18, et de déplacer ses grilles de lecture du fait guerrier vers d'autres objets, plus contemporains et plus inattendus : la vision de mai 68 comme guerre civile mimétique, ou bien la brève résurgence de la culture de guerre dans l'après 13 novembre 2015, sont ainsi des textes incontestablement féconds et riches d'enseignement.
Par delà cette somme de sujets épars, l'ouvrage réussit au final à brosser un tableau très cohérent de son sujet. Par sa démarche et sa pertinence jamais prise en défaut,
C'est la guerre m'a un peu fait penser aux fameuses
Mythologies de
Roland Barthes. Ici la culture de guerre, là la France petite bourgeoise des années 50 : les objets d'étude sont certes différents mais la moulinette obéit à la même recherche de sens, souvent lumineuse. À mes yeux, je peux assurer que cette comparaison n'est pas un petit compliment.
Un grand merci à Babelio et aux Éditions du Félin pour cette Masse critique qui a tenu toutes ses promesses.