Il y a une fleur sur la couverture de ce roman, pas n'importe quelle fleur, un coquelicot gorgé de sens, sauvage léger frêle, aux pétales de soie d'un rouge écarlate, éclat éphémère de l'été, ardeur fragile nous invitant à nous aimer au plus tôt, il se ressème seul d'année en année, où bon lui semble, il cache bien des secrets, et de nombreuses vertus, compagnon des moissons, plante annuelle, cyclique, ses graines toujours prêtes à coloniser de nouvelles contrées, la vie est partout... comme dans ce roman.
Un chirurgien nonagénaire, vivant seul dans sa grande maison, décide de prendre quatre locataires pour des tâches bien établies, qu'il choisit avec le plus grand soin, chacun sa chambre, chacun son moment précis de la journée.
Quatre personnes, trois femmes et un homme, vont vivre dans la maison avec Octave Lassalle pour un certain temps, des gestes, des mouvements, des regards, une douceur qui surprend, une énergie nouvelle, l'être en est touché, sa mémoire troublée, des souvenirs reviennent et creusent de nouveau un passé qui refait surface, avec sa douleur et sa tendresse, un passé qui interroge encore et reste toujours sans réponses, la sensualité d'une femme, l'énergie d'une autre, la beauté surprenante de la plus jeune, la souffrance enfouie à peine cachée de l'homme, des vies qui se frottent, se reconnaissent, se font signe, amies et soeurs, très différentes, si semblables, certitudes et doutes vivent ensemble, tenues par l'envie, le désir qui pulse dans le vivant.
Cinq vies se croisent, se rencontrent, se révèlent en partie, révèlent une partie secrète d'elles mêmes par le contact très particulier que les personnages vivent avec le nouvel environnement, avec certains objets, ou un rayon de soleil..., un livre s'ouvre et ses pages tournent au gré du vent.
Des chambres, des personnages, personne ne connaît personne, tous réunis par le grand hasard, comme les graines du coquelicot, chaque graine sa vie, son parcours, des graines qui retrouvent le soleil, d'autres restent desséchées, ... le toucher crée, lie, sépare, celui des mains, des yeux, des corps, des livres et des mots.
Rien ne se passe vraiment dans le passage cyclique des jours et des nuits, plein de choses se passent...répétition des jours, retour répétitif des souvenirs, obsessionnel comme une emprise, douloureux comme une plaie ré-ouverte, mal soignée, images et mots qui reviennent en répétitions dangereusement pesantes, jusqu'au point de rupture et là une main se tend, un regard invite, accueille, un silence complice accompagne, un sourire dit juste ce qu'il faut... et le boléro de Ravel me vient à l'esprit, répétition solitaire, graduation, crescendo, jusqu'à l'orchestration fortissimo où tout se tient, ils se tiennent, se soutiennent, se pansent et se protègent, la solitude de la vie et de la mort demande à s'appuyer sur une autre solitude, en quête de sa soeur, de sa famille, le précieux de la vie.
Chacun sa chambre, chacun son chapitre, le même toit pour tous, quelques mots ou échos lointains les rapprochent dans un geste passager, ou un haïku qui cache et révèle en effleurant à peine, jusqu'à ce que ces cinq vies, comme les graines du coquelicot, à force de se croiser, de se frotter, se transpercent sans aucune volonté de se faire mal, et pourtant...
Jeanne Benameur va au plus profond de l'être par des portes à peine ouvertes, en catimini, pieds nus, sans bruit, elle touche le plus enfoui, le plus intime, le plus douloureux dans le tiroir de l'oubli, le plus fragile aussi, elle prend la voix de chacun, en murmure retenu et avoué.
La vie, ce cadeau que nous avons reçu demande des soins tous les jours, une nourriture variée, plein d'eau, du vin de qualité, et du soleil de toutes les saisons, elle nous apprend et réapprend à chaque instant à aimer, de loin et de près, nous rappelle qu'on ne possède rien, on ne fait que passer ; à notre envie d'être unique elle dit : mais vous êtes unique ; devant notre peur de changer, de perdre, de nous détacher, devant notre peur de solitude et des souvenirs, mais ils sont là les souvenirs, qu'on le veuille ou pas, devant toutes ces peurs la vie nous dit qu'elles font notre courage, la vie pulse dans les souvenirs, comme dans les débris, dans tout ce qui se construit après, avec des larmes et de la peur, outils qui pétrissent la force de notre faiblesse.
Je suis entrée en profane dans l'écriture de
Jeanne Benameur, et découvert un esprit, une élégance, un regard lumineux vers la vie faisant confiance au doute et à l'homme qui le porte.
Une écriture qui s'attache aux choses de la vie et de la mort et leur emprunte, dans une relation intime et silencieuse, une sensibilité sans nom, riche, émouvante, sensuelle, vibrante, interrogative, simple et majestueuse.
"Le vent peut souffler", le vent souffle et disperse les graines du coquelicot, et les réunit dans des liens de vie.
Merci à Cécile et à Magali et à tous les amis Babelio pour m'avoir fait découvrir cette plume de grande sensibilité, d'énorme profondeur, d'inouïes douceur et tendresse.