Je ne sais pas si
NOCTURNE DU CHILI, ainsi qu'il a été exprimé dans un certain nombre de critiques à propos de ce livre, serait vraiment une bonne porte d'entrée à l'oeuvre de Roberto Bolaño. Personnellement, je ne conseillerais pas aux lecteurs désireux de découvrir l'univers de cet immense écrivain chilien, de commencer par ce récit, mais plutôt, dirais-je, par ses recueils de nouvelles, par exemple «
Le gaucho insupportable», «
Appels téléphoniques» ou «
Des putains meurtrières». Quoique en apparence moins impressionnant que les gros pavés de l'auteur (150 pages, alors que «
2666» ou «
Les détectives sauvages», à classer selon mon humble point de vue parmi les chefs d'oeuvre majeurs de la littérature contemporaine, font chacun environ 1000 pages),
NOCTURNE DU CHILI m'a semblé, en effet, d'une telle densité, les thèmes récurrents de l'univers de Bolaño s'y retrouvant tellement ramassés, condensés, que son approche par un lecteur néophyte me paraîtrait plus qu'hasardeuse. Si c'était une étoile dans l'oeuvre de l'écrivain chilien, ce roman serait sans aucun doute, je pense, une «naine blanche» : une cuillerée à café de matière y prélevée pèserait à peu près l'équivalent d'une tonne !
De quelle matière s'agit-il en l'occurrence ? de la matière littéraire hautement relativiste et en fission permanente dont le noyau de l'oeuvre de Bolaño est constitué : de cette intertextualité omniprésente qui l'ancre et la situe constamment par rapport à l'histoire de la littérature, ainsi qu'au rôle de celle-ci dans
L Histoire, à sa quête en tant que lecture possible et miroir du réel ; de cette obsession à cerner l'attirance exercée par le Mal chez l'homme, qu'aucun humanisme n'a jusqu'à présent réussi à endiguer et dont le souvenir la mémoire collective s'empresse d'effacer comme elle peut ; de cette ambition de circonscrire le récit subjectif qui se tisse pour chacun de nous dans les replis de l'espace-temps, parcours mystérieux parallèle à la rationalité et aux injonctions de la réalité extérieure, défiant toute chronologie linéaire dans sa construction (les «puits aveugles de la mémoire») ; de cette mise en abyme de la narration qui, même si tout finit par s'emboîter, avance en superpositions successives, procède régulièrement par des fragmentations, des digressions, des suspensions, des sursauts et des enchaînements inusités.
Vous l'aurez peut-être compris, en tant que lecteur inconditionnel de cet auteur malheureusement disparu trop précocement, Roberto Bolaño incarne à mes yeux le génie littéraire contemporain par excellence.
NOCTURNE DU CHILI devrait tout d'abord pouvoir se lire d'un seul trait, comme un long et unique paragraphe. Récit extrêmement méandrique, appuyé sur une syntaxe sinueuse, à texture élastique, j'ai personnellement éprouvé le besoin, après chaque pause, à chaque interruption, de reprendre la lecture plusieurs pages en amont afin d'en retrouver complètement, à la fois le fil et la respiration.
Il s'agit, concrètement, du long monologue silencieux d'un homme qui sent approcher sa dernière heure. le personnage de Sebastián Urrutia Lacroix, prêtre chilien Opusdéiste, poète et critique littéraire, concentre en lui tous les paradoxes de l'homme de lettres qui, soit par une hiérarchisation des valeurs entre action et contemplation, soit par convenance personnelle, voire les deux selon les moments et les contextes, est amené à dissocier oeuvre et occurrence historique, engagement artistique et responsabilité citoyenne, esthétique et politique.
Le Père Urrutia adresse son monologue, mi confession, mi plaidoyer, à «un jeune homme aux cheveux blancs» que lui seul voit. Cet interlocuteur n'est pas tout à fait matérialisé par l'auteur : ni personnage, ni hallucination, celui-ci ressemble plutôt à une métaphore laissée librement à l'appréciation du lecteur : conscience morale ? idéal de jeunesse auquel le mourant se mesurerait ? figure de la réévaluation de l'histoire passée au regard des générations d'après ?...
Ce serait donc par un mécanisme proche de l'association d'idées que des fragments de souvenirs littéraires émergeront et partageront, avec d'autres souvenirs personnels, le discours silencieux du père Urrutia à l'intérieur duquel, selon lui, «(il) divague, rêve et essaie d'être en paix avec (lui-même)». Certains de ses souvenirs, tel cette vision du grand poète
Pablo Neruda déclamant ses vers au clair de lune, ou celui du récit par un diplomate et écrivain chilien de ses échanges à Paris, pendant l'Occupation, avec
Ernst Jünger, seront imprégnés d'une aura véritablement légendaire et mythique. D'autres, tels la série de cours improbables sur la théorie marxiste qu'il aura été amené à administrer à Pinochet et aux généraux de la junte militaire chilienne responsable du coup d'état de 1973, ou de sa fréquentation du salon littéraire de Maria
Canales (épisode par ailleurs inspiré de faits réels, Maria
Canales étant un nom d'emprunt de l'écrivaine chilienne Mariana Callejas) se déroulant dans l'immense résidence de celle-ci située dans la banlieue de Santiago et où, en même temps, dans les souterrains, la police politique du régime militaire (DINA) pratiquait des interrogatoires sous torture, seront en revanche dans un lien plus factuel et étroit avec la réalité politique du Chili au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle. La voix intérieure du père Urrutia cherchera dans un ultime élan erratique de l'esprit à retrouver la cohérence d'une vie qu'il avait voulu consacrer avant tout à l'oeuvre qu'il avait projetée, «une oeuvre destinée au futur, une oeuvre à l'ambition canonique qui n'allait se cristalliser qu'avec le passage du temps». Et à éviter ainsi, à l'orée de sa mort, le discrédit qui aurait pu être prononcé à l'encontre de sa vie personnelle arrivée bientôt à son point final.
Faut-il faire remonter à chaque fois la vérité telle «un cadavre du fond de la mer ou du fond d'un ravin»? Devrions-nous rappeler par exemple que l'immortel
Pablo Neruda avait aussi fait acte d'allégeance au régime stalinien et avait accepté de recevoir le prix Staline de
la Paix en 1953 ? Ou qu'
Ernst Jünger avait publié des centaines d'articles entre 1919 et 1933 dans divers organes de la mouvance d'extrême-droite nationaliste allemande et que, pendant l'Occupation, malgré son horreur déclarée de ce qui s'était emparée de l'Allemagne, il avait intégré l'état-major parisien de la Wehrmacht. Quelle solution?
Au final, aucune réponse ici, aucun appel implicite ou explicite à une sorte d'épuration discrétionnaire et invalidante (aujourd'hui, on dirait plutôt de la «cancel culture», phénomène sociétal qui prend de nos jours une ampleur inouïe, provoquant actuellement des débats aussi passionnés que contradictoires).
Comment in fine pouvoir apprécier en toute liberté une réalisation de l'esprit? Faut-il à chaque fois dissocier l'or pur d'une oeuvre, son ambition à l'universalité et à l'immortalité, du grotesque qui insiste à assigner la condition humaine aux vanités les plus insensées, aux jeux d'influence et aux compromissions les plus répugnantes, aux conforts personnels les plus indifférents?
Sans chercher à la simplifier, ni à la passer au crible manichéen et idéaliste, ou aux tamis idéologiques et partisans, prenant acte de toute sa complexité labyrinthique et inextricable, l'oeuvre de Bolaño semble poser invariablement, comme ici, cette question : que peut la littérature face au Mal?