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EAN : 9782381910017
94 pages
Anamosa (21/01/2021)
4.14/5   11 notes
Résumé :
Alors que le mot « utopie » est au mieux paré des vertus du doux rêve, au pire rangé pour certains non loin des totalitarismes, l’historien Thomas Bouchet s’en empare, dans un voyage au sein de la littérature et de la théorie politique, afin de le recharger.


« Les six lettres d’utopie nous sont assez familières. Pourtant, il est difficile de déterminer quelle place le mot tient dans nos vies. Il paraît à la fois proche et lointain. Il est déro... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (7) Voir plus Ajouter une critique
Oh, encore un livre sur l'utopie ! Moi qui n'avais jamais rien lu sur le sujet pendant des dizaines d'années, on peut dire que je me rattrape.


Je pensais que celui-ci allait être complémentaire de Mondes (im)parfaits. L'est-il ? Oui et non. Oui, parce qu'il explore d'autres pistes que le catalogue d'exposition de la Maison d'Ailleurs. Non, parce que l'essai de Thomas Bouchet m'a trop laissée sur ma faim pour que je le considère à la hauteur de Mondes (im)parfaits.


Les gros points forts de ce livre, ce sont certains de ses chapitres, et une façon d'aborder l'utopie qui n'est pas si habituelle (encore que, comme je l'ai fait remarquer plus haut, je n'y connaisse pas grand-chose). Thomas Bouchet insiste en effet sur le fait que l'utopie s'accommode mieux des minuscules et du pluriel que d'une majuscule de du singulier. Autrement dit, c'est la diversité de l'utopie qui fait tout son intérêt, mais aussi le fait qu'elle prenne corps dans de multiples projets individuels ou collectifs. En cela, il rejoint Benoît Peeters dans Mondes (im)parfaits, qui parle d'utopies "locales, modestes, ponctuelles, pourrait-on dire". Thomas Bouchet ne le formule pas de façon carrée, mais au contraire en allant chercher à droite et à gauche (enfin pas vraiment à droite, en fait...) des exemples d'utopies aux visages différents les uns des autres. Ce qui ressort le plus de cet essai, c'est que l'utopie, c'est quelque chose de mouvant, qui se doit de changer constamment, au risque de s'enliser ou de se voir dévoyée.


D'où l'intérêt en particulier de deux chapitres. Celui sur les entreprises qui ont pris comme nom Utopie ou Utopia et sont, sous couvert d'une appellation qui invite au rêve, des machines consuméristes. Ou comment vider de son sens un concept foisonnant... L'autre chapitre marquant, c'est bien sûr celui sur le socialisme, ou plutôt les socialismes, puisqu'ils ont été eux aussi multiples et constamment accusés de faire basculer l'utopie vers la dystopie et l'autoritarisme. Thomas Bouchet se penche sur la question, sans conclure qu'à l'évidence, le socialisme c'est forcément l'autoritarisme. Ni l'inverse. Je ne vais pas m'étendre dessus, mais j'ai découvert que pas mal de socialistes des débuts se sont attachés à se dissocier d'une image d'utopistes. Ben oui, l'utopie, ça a toujours été plus ou moins mal vu, on dirait, et ce depuis Thomas More.


Mais tout ça est assez foutraque. On n'est pas dans une histoire de l'utopie, d'accord. On est davantage dans une forme d'essai qui tiendrait (seulement en apparence, évidemment) d'une réflexion menée au fur et à mesure de l'écriture. Et qui pose quelques problèmes. Parce que si l'auteur nous invite à sa suite à aller du côté des penseurs socialistes, des écrivains des XVIème, XVIIème, XVIIIème siècles, il nous balance aussi des exemples un brin bizarres. Pourquoi parler du Cirque Plume comme d'une utopie ? J'ai mon idée sur la question (Nouveau Cirque, pas d'animaux), mais rien ne dit que c'est celle de Thomas Bouchet. Il y aussi les Gilets jaunes qui reviennent pas mal sur le tapis et que l'auteur nous présente comme des utopistes. Si je me réfère à ceux que j'ai rencontrés au début du mouvement, racistes, crachant sur la gauche encore plus que sur Macron, sur l'écologie, et sur pas mal d'autres petits trucs que, personnellement, je juge important de défendre, qui avaient tous voté aux élections présidentielles pour une candidate défendant un modèle ultra-libéral (pour ne pointer que ça), je ne vois pas bien où est l'utopie. Certes, je n'ai pas rencontré tous les Gilets jaunes. Mais Thomas Bouchet non plus. Et pourquoi nous les présenter comme majoritairement de gauche ?


C'est là que le pamphlet nuit à l'essai. Je suis sur la même ligne que Thomas Bouchet pour ce que j'ai pu en voir : contre les inégalités sociales qui gangrènent le monde, pour faire toujours davantage en matière d'écologie, contre un mode de vie consumériste, et j'en passe (bon, oui, c'est presque trop facile de le dire). Je comprends tout à fait l'intérêt de l'utopie : elle a valeur de charge critique - et là on en revient à Mondes (im)parfaits -, et permet de mettre en oeuvre des projets pour changer le monde (en mieux, faut-il le préciser) à tous les niveaux. Mais franchement, quel besoin de parler du Cirque Plume qui arrive comme un cheveu sur la soupe, quel besoin de parler je ne sais combien de fois des Gilets jaunes, quel besoin, même, de répéter à l'envi qu'on a un problème avec le capitalisme ? Les lecteurs de cet essai savent bien qu'on a un énorme problème avec le capitalisme. Ça fait pas de mal de le rappeler, mais le répéter sous toutes les formes, est-ce pertinent ? Alors que rappeler ce qu'a dit Manuel Valls sur le socialisme, rappeler la façon dont le socialisme français s'est accommodé du libéralisme économique, c'est plus rare et ça vaudrait le coup d'être plus développé.


Ce qui m'amène à une question que je me pose tout le temps quand je lis ce genre d'essai : à qui s'adresse l'auteur  ? Dans notre cas, pas aux pourfendeurs de l'utopie. S'ils lisent le livre, ce sera avec une idée préconçue. C'est tout le paradoxe de ces essais qui défendent des idées de gauche : vous ne les lisez en général que si vous êtes de gauche, ou pour vous railler des idées de gauche. Et c'est exactement la même chose pour les essais qui vont défendre des idées de droite, ou des idées ceci ou cela. C'est toute la limite de ce genre d'exercice, surtout en format court. Comment ne pas tomber dans le piège, du coup ?


Bien. Notons tout de même que, malgré mon approche mitigée de cet essai, on y trouve des informations non dénuées d'intérêt, dont beaucoup de références à divers penseurs et écrivains. Pour ma part, j'aurais apprécié une bibliographie en fin d'ouvrage, mais il semblerait que ça soit une habitude qui se perd (il faut donc feuilleter le livre pour retrouver les références, ou prendre plein de notes au fur et à mesure, ce que je trouve tout sauf pratique). Une bonne chose, en tout cas, c'est que j'ai découvert une maison d'édition, anamosa, et une collection, le mot est faible (c'est le nom de la collection, oui). Il serait intéressant de voir ce que donnent d'autres titres. Je m'attaquerais bien à celui sur L Histoire.


Mais avant tout, je me dois de lire L'Utopie de Thomas More. Allez, zou, en avant pour l'île d'Utopia ! Enfin... ce sera quand j'aurai fini ce que j'ai en cours... Et aussi quand j'aurai lu ce que j'ai emprunté à la bibliothèque... Hum. On dirait bien que j'ai besoin d'être stimulée, ou je risque fort d'attendre dix ans avant de lire Thomas More. Hum hum. Hum hum hum. Hum.

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Un livre intéressant sur certains points et problématique sur d'autres.
Thomas Bouchet essaie de débrouiller la notion d'utopie et ce qu'on y met. Car on y met beaucoup de choses. Cette démarche attire forcément ceux qui ont envie de découvrir le sujet. Beaucoup d'autres ont déjà leurs certitudes.
Analyser les rapports entre socialisme et totalitarisme, rapports qui existent ou qu'on imagine, c'est intéressant, surtout quand on apprend que beaucoup de socialiste eux-mêmes se proclamaient non utopistes.
Présenter la pensée de Fourier, c'est intéressant si c'est clair. Et ça n'est pas clair, malheureusement.
Partir tous azimuts pour parler de l'utopie, parler d'utopie à propos de tout ce qui plaît à Thomas Bouchet, parler d'utopie à propos de tout et de rien, je ne vois pas où ça me mène.
Mon avis est donc mitigé, partagé entre l'intérêt pour les penseurs de l'utopie et la déception d'avoir entre les mains un livre qui ne se donne pas les moyens de son ambition.
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Terme utilisé à toutes les sauces s'il en est, pour désigner tantôt les rêves les plus audacieux tantôt les cauchemars totalitaires, pour désamorcer des propositions raisonnables mais dérangeant l'ordre établi, « utopie » méritait d'entrer dans cette collection qui s'emploie à redonner du sens aux mots dévoyés. Thomas Bouchet, professeur associé en histoire de la pensée politique à l'université de Lausanne, loin de chercher à le figer dans une définition définitive, s'en empare pour une navigation destinée « à le recharger » : « L'immobilité est sans doute une menace beaucoup plus directe pour l'utopie que la fluidité. »
(...)
Constatant combien les soi-disant évidences peuvent être balayées du jour au lendemain, Thomas Bouchet conclut que « l'utopie pourrait (…) consister en une pratique de la ruse souriante et radicale, en une contestation globale qui se déploie en particulier lorsqu'il n'y a plus ou pas assez de marge de manoeuvre. Comme on a besoin de mot pour suggérer et dire, le mot utopie lui-même aurait toute sa place dans ce monde-là, une fois allégé de la gangue d'interprétation qui l'affaiblissent. » Puis, il abandonne son lecteur à ses pensées enthousiastes.

Article complet sur le blog :
Lien : https://bibliothequefahrenhe..
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« Partir en utopie, c'est entre autres refuser d'être immobilisé-e, plaqué-e au sol par la misère, par l'injustice, par la police, refuser de céder sous l'emprise de la violence, refuser d'être maintenu-e face contre terre »… Dans un ouvrage qui souffre (mais c'est le format de la collection qui l'impose) peut-être de sa brièveté, l'auteur entend présenter l'utopie dans tous ces états, montrant à quel point c'est « mot fragile, mot sensible, mot qui file entre les doigts, mot disponible, et tout cela fait peut-être, paradoxalement, sa force ». Il souligne la variété des usages d'un concept, valorisé par les uns, quand d'autres lui donnent connotation péjorative, renvoyant les rêves d' « utopie » à des cauchemars autoritaires, fustigeant les « utopistes » comme des songe-creux. Rappelant les oeuvres et les penseurs, de Thomas More à Ernst Bloch et au-delà, qui lui ont donné ses lettres de noblesse, l'historien décrit le destin de la pensée de l'utopie, comme quête d'une société harmonieuse, parfois dévoyée en projet totalitaire. Les chapitres les plus intéressants sont ceux qui rappellent l'idéal d'harmonie un peu fou d'un Fourier, mais aussi les déclinaisons de l'utopie socialiste avant son appauvrissement contemporain sous les coups, en particulier, d'un Manuel Valls, ou encore les mésusages du mot lorsqu'il devient marque commerciale – Utopie, Utopia – vecteur d'un triste rêve de consommation, une trahison qui trouve son point culminant lorsque le mot est employé par les architectes et gestionnaires des « outlets », ces vastes centres commerciaux, pour conforter l'image de « cocon » heureux qu'ils souhaitent donner de leurs espaces. Après nous avoir ainsi incités à la méfiance face aux acceptions d'un mot aussi chatoyant que fuyant, l'ouvrage s'achève sur un appel à retrouver les vraies racines de l'utopie dans la volonté de réaliser « ensemble autrement » un avenir qui ne ressemble à rien de ce que nous connaissions jusqu'ici, à l'image peut-être de ce qu'ont ébauché, comme vie communautaire, les acteurs résistants de la ZAD de Notre-Dame des Landes. Alors, tous, encore, aujourd'hui et demain, des utopistes ?
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Une alerte et stimulante relecture contemporaine du concept d'utopie, contre ses détracteurs et ses récupérateurs intéressés, pour ses usagers légitimes et combatifs.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/08/28/note-de-lecture-utopie-thomas-bouchet/

Depuis 2019, la belle maison de sciences humaines Anamosa a développé une collection (superbement appelée : le mot est faible) de brefs essais pédagogiques mais néanmoins tout à fait incisifs, porteurs de cette vulgarisation ambitieuse que nous appelons souvent ici de nos voeux, autour d'un certain nombre de mots, de notions, de concepts situés à la frontière vibrante entre philosophie, sciences politiques et usage commun. Après « Peuple » (Deborah Cohen), « Révolution » (Ludivine Bantigny), ou encore « Science » (Arnaud Saint-Martin), pour n'en citer que quelques volumes, c'était en janvier 2021 le tour de « Utopie », confiée à Thomas Bouchet, professeur associé en histoire de la pensée politique à l'université de Lausanne, dont Julien Delorme, venu jouer en mai 2019 les libraires d'un soir à la librairie Charybde pour la deuxième fois, nous avait chaleureusement vanté les mérites du « de colère et d'ennui – Paris, chronique de 1832 » (2018).

Particulièrement fidèle à l'esprit de la collection, Thomas Bouchet a su nous offrir une lecture multivariée et particulièrement alerte – on pourrait même dire, dans la résonance justement de Walter Benjamin ou d'Ernst Bloch : enthousiasmante ! – du concept d'utopie, résistant au piège de la seule mise en perspective historique et au plaisir ambigu du découpage philosophique et politique, évitant la glose pour englober finement diverses expériences presque quotidiennes de ce XXIe siècle déjà bien entamé. de manière saisissante, ces 90 pages à la densité parfaitement en phase avec leur volonté vulgarisatrice de qualité constituent aussi une excellente introduction à un travail tel que celui de Fredric Jameson, dont les deux tomes ambitieux des « Archéologies du futur » (2005), « le désir nommé utopie » et « Penser avec la science-fiction », approfondissent nombre des lignes d'impulsion évoquées ici. Une lecture précieuse et résolument optimiste dans un univers dominant qui cherche, évidemment, à renvoyer le plus souvent possible l'élan utopique et son « Principe espérance » au magasin des idées dépassées ou des dangers pour la sourde domination du capital contemporain (tout en témoignant d'une habileté redoutable, particulièrement bien notée par Thomas Bouchet, pour en récupérer soigneusement les apparences les plus marchandisables et les moins critiques) – alors que le potentiel émancipateur et imaginatif en est largement intact, bien au contraire.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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Citations et extraits (9) Voir plus Ajouter une citation
Les marques Utopie et Utopia promettent la réalisation de toutes sortes de rêves. Elles vantent une excellente technique et/ou un ensemble de savoir-faire qu'elles déclinent en une multiplicité de contenus, de services, de produits. Elles délivrent des messages convergents. Elles évoquent en général des univers bienveillants, sympa, cool, souriants ; à la fois ouverts et protégés des atteintes du monde ; originaux, atypiques, décalés (mais pas trop) ; modernes, dynamiques, jeunes ; audacieux, disruptifs (mais sans agressivité). Les utopies pragmatiques résultent d'un patient travail d'édulcoration, de dévitalisation de toute velléité de pensée critique.
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S'il est difficile de comprendre en profondeur et dans toutes ses dimensions la déconfiture du socialisme français, on pourrait du moins suggérer que Manuel Valls lui a porté un coup très violent en l'alignant sur autre chose que lui, en l'éloignant des dernières causes mobilisatrices qui lui restaient. Loin de ce naufrage en cours, le socialisme en mouvement, notamment un éco-socialisme intrinsèquement anticapitaliste au combat pour un monde tout à fait autre (utopiste sans le dire) a plus d'éclat que le pâle et piteux socialisme actuel.
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L’utopie pourrait alors consister en une pratique de la ruse souriante et radicale, en une contestation globale qui se déploie en particulier lorsqu’il n’y a plus ou pas assez de marge de manoeuvre. Comme on a besoin de mot pour suggérer et dire, le mot utopie lui-même aurait toute sa place dans ce monde-là, une fois allégé de la gangue d’interprétation qui l’affaiblissent.
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Printemps 2008, Lyon, pentes de la Croix-Rousse : « L’UTOPIE EST EN NOUS !! », à la bombe de peinture orange sur un long mur blanc. Le tracé de ces quelques mots en lettres capitales était irrégulier ; appliqués d’une main ferme, ils attiraient le regard.
« En nous », vraiment ? Les six lettres d’utopie nous sont assez familières. Pourtant, il est difficile de déterminer quelle place le mot tient dans nos vies. Il paraît à la fois proche et lointain. Il est déroutant en lui-même car si en grec « topos » signifie lieu, le « u » initial peut être l’équivalent d’un « ou » et l’utopie serait alors le non-lieu (le lieu de nulle part), ou bien l’équivalent d’un « eu » et l’utopie serait alors le bon lieu (le lieu du bonheur). Il déroute aussi parce qu’il est environné d’une petite nébuleuse de mots dérivés, de qualificatifs, d’expressions apparentées. Utopie, mais aussi utopiste ou utopique. Utopie, pure utopie, belle utopie, folle utopie. Ceci est une utopie, cela n’est pas une utopie ou n’est qu’une utopie. […]
Accommodée à toutes les sauces, l’utopie a été parée dans l’histoire de couleurs diverses voire inconciliables. Cela reste le cas aujourd’hui – on peut s’en convaincre en faisant le test auprès de proches ou de passants. Orange sur le mur de la Croix-Rousse, mais aussi rose ou rouge ou brune ou noire, verte comme l’écologie, jaune comme les gilets de celles et ceux qui se sont opposé.es depuis 2018 au président Macron et à son gouvernement. Ou arc-en-ciel. Certain.es la voient transparente, d’autres opaque. Ici claire, sombre là.
Elle peut être désirée ou bien dénigrée, prisée ou bien méprisée. Elle peut s’employer avec le U majuscule de l’admiration ou de la peur, ou avec un u minuscule motivé par la confiance, l’attendrissement, la moquerie. Elle donne lieu à toutes sortes de parallèles, rapprochements, télescopages, mises à distance : avec idéologie (Karl Mannheim, Paul Ricœur), rêve, mythe, réalité, fiction et aussi science-fiction, et même totalitarisme. Car utopie est aussi – voire surtout – ce qu’en font celles et ceux qui s’en saisissent. Ce mot-caméléon prend les teintes de ce qui l’entoure. « Vive l’utopie » pour les un.es, « à bas l’utopie » pour les autres : le mot est davantage polémique que descriptif et l’effet de brouillage n’en est que plus marqué. En bref : utopie est un mot vif et vivant, un mot qui ne tient pas en place et qui pour cette raison même nous est précieux.
Il ne tient pas en place et pourtant il figure dans les dictionnaires. Les effets de la normativité lexicographique pèsent sur lui. Sa vitalité est contrariée par quelques phrases-étiquettes. C’est en particulier dans les dictionnaires qu’est fixée la relation entre utopie, perfection, idéal. Ou encore entre utopie et cauchemar. La mise au pas de ce mot l’affaiblit. Peut-être n’est-il tout à fait lui-même que hors des frontières assignées par les définitions. Dans ce qui vient il ne sera pas question de le circonscrire une fois de plus, de substituer une nouvelle définition à celles qui existent déjà. Il s’agira plutôt de suggérer un certain nombre de questions qui se posent au contact du mot, de l’observer en situation sans prétendre à la synthèse et plutôt sous la forme d’un parcours – un parmi tant de parcours possibles. L’immobilité est sans doute pour l’utopie une menace beaucoup plus directe que la fluidité.
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À ce point du parcours, la situation peut donc être décrite de la manière suivante. Aux diverses acceptions de l’utopie pourtant répandues – l’utopie comme non-lieu, l’utopie comme rêve, ou comme cauchemar, ou comme slogan – quelque chose résiste. C’est un mouvement d’une autre sorte, effectivement là, mais dont il est difficile de se saisir. Il est perceptible dans un grand nombre d’oeuvres mises en circulation depuis 1516, dans les commentaires et les conduites qu’elles inspirent, dans un ensemble de pratiques. Cette persistance utopienne s’observe en général sur des chemins de traverse, plutôt dans les angles qu’en position centrale. Pour qui veut y être sensible, elle lève le voile sur une histoire ouverte, qui ne cesse de se réamorcer.
Il se pourrait bien que l’utopie tienne sa force de sa charge critique. Elle s’élève contre l’autorité du « c’est ainsi », contre le « on sait cela mieux que toi », le « on sait quelle est ta place et on fera en sorte que tu y restes », le « on veut ton bien », le « laisse-nous faire ». Elle débusque dans l’ordre en place ce qu’il faudrait accepter et qui pourtant fait violence. Face à la nécessité des choses, elle porte en elle l’énergie d’un anti-fatalisme. Ce qu’elle murmure ou crie, c’est tantôt « là c’est trop » et tantôt « là c’est trop peu » – ou encore : « quelque chose manque » (Bertolt Brecht et Kurt Weill, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, 1930). Elle peut ouvrir des pistes face à ce qui abîme les êtres dès les premières étapes de leur vie. […]
La résistance utopienne face à cette réalité-là, une résistance placée sous le signe du devenir, ne peut-elle être dans ces conditions que minoritaire ? Ne risque-t-elle pas sinon de se transformer en autre chose, d’imprimer profondément sa marque, de devenir à son tour normative ? Ne se situe-t-elle pas toujours là où une domination trace les frontières entre l’ordre des faits et l’ordre des illusions ? Est-il seulement envisageable de ne pas dire « je prends la réalité », de contester l’ordre des faits ? Oui, sans doute, et si le mouvement de l’utopie entre en contradiction avec la toute-puissance des faits, alors « tant pis pour les faits », suggère Ernst Bloch.
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