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EAN : 9782021476736
144 pages
Seuil (11/03/2021)
3.92/5   127 notes
Résumé :
" Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison ", disait Albert Camus, et nous sommes nombreux à ressentir la même chose aujourd'hui, tant l'air devient proprement irrespirable. Les réseaux sociaux sont un théâtre d'ombres où le débat est souvent remplacé par l'invective : chacun, craignant d'y rencontrer un contradicteur, préfère traquer cent ennemis. Au-delà même de Twitter ou de Facebook, le champ intellectuel et politique se confond avec un ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (22) Voir plus Ajouter une critique
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Ce livre est un essai, c'est-à-dire "un livre inclassable, à la charnière de la littérature et de la pensée...qui, au sens propre, essaie, tâtonne, tente quelque chose, et dont la force n'est pas de trancher mais d'arpenter ces territoires contrastés où la reconnaissance de nos incertitudes nourrit la recherche du vrai".
Un essai donc sur la "nuance", ce "devoir d'hésiter", cette "éthique de la mesure, de l'équilibre, du doute", ce "courage des limites", cet "aveuglement surmonté", ce "tact du coeur", cet "héroïsme de l'incertitude", un héroïsme ordinaire, cette "discipline de l'esprit", cette "liberté critique", cette "bravoure sacrée".
Car pour Jean Birnbaum "dans le brouhaha des évidences, il n'y a pas plus radical que la nuance".

Cette nécessité pour l'auteur d'écrire un essai sur la nuance est née d'un sentiment d'oppression : "nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison".
Ces gens-là et leurs certitudes inébranlables, il les a croisés sur les réseaux sociaux et plus particulièrement sur Twitter" où "de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines plutôt qu'éclairer les esprits", où "la propagande prend le dessus, l'insulte le dispute à la calomnie", où "à force de fréquenter cet espace où triomphaient des meutes vindicatives, soudées par des préjugés communs, des haines disciplinées, je commençais à être traversé, moi aussi, par des réflexes détestables".

Ces gens-là, il les a croisés en passant du "virtuel" au "réel" ; cette oppression et cette nécessité d'écrire ont donné naissance à "ce bref manuel de survie par temps de vitrification idéologique et vitrification de la pensée". Car il y a, dit Birnbaum, "urgence à remettre de la complexité dans le débat public parce que notre monde se brutalise, il est de plus en plus dur".

Ce manuel de survie qui célèbre la nuance, cette vertu essentielle, l'auteur l'a réfléchi, pensé, écrit en faisant appel à quelques figures familières, à quelques-uns de ceux qui incarnent à ses yeux cette vertu.

Ces "figures aimées appelées à la rescousse parce qu'elles illustrent cet héroïsme de la mesure, qui ne se sont jamais contentées d'opposer l'idéologie à l'idéologie, les slogans aux slogans", ce sont Albert Camus, George Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillion et Roland Barthes.
Des amis de choix (aux deux sens du terme)...

Je vais prendre trois de ces figures pour illustrer l'approche de Birnbaum ; les "autres" relevant du même processus d'analyse.

- George Orwell, comme Georges Bernanos a fait l'expérience de la guerre d'Espagne.
Cette guerre a été pour beaucoup, un marqueur, un révélateur.
Pour Orwell, ce révélateur ou cette révélation se fait dans les tranchées.
Il aperçoit la silhouette d'un messager du camp ennemi qui court.
Il le met en joue et au moment où il s'apprête à tirer, il se rend compte que l'homme qu'il est sur le point d'abattre "perd son froc"...
Orwell qui s'est engagé pour combattre les franquistes soutenus par les fascistes de Mussolini et les nazis d'Hitler ne peut se résoudre à tirer sur cet homme qui perd son pantalon ; il baisse son arme.
Cet évènement qui pourrait relever de l'anecdote fait partie de ceux qui vont générer la "conversion du regard" chez l'auteur de - 1984 -, lequel va refuser de ne pas voir ce qu'il y a à voir.
Il refuse alors de ne pas voir les crimes des "siens", la propagande, les mensonges (racines inspiratrices de la "novlangue"), surtout des staliniens, des anarchistes qui se livrent à des exactions contre les Républicains.
Il va dénoncer tout cela dans un de ses livres - Hommage à la Catalogne - et se mettre à dos son camp.
Un exemple de cet exercice de la nuance, qui oblige à se tenir en équilibre sur la corde raide et d'accepter de voir et de dire le réel dans sa complexité.


- Celui qui pourrait ou même devrait faire figure d'exception, c'est Bernanos, ce chrétien militant royaliste "à la droite de la droite", Maurrassien, membre de l'Action Française, qui a fait de la prison pour avoir frappé "à la canne" des personnes aux idées opposées aux siennes.
Qui voua toute sa vie durant une admiration passionnée à son "vieux maître" Édouard Drumont, cet écrivain et homme politique d'extrême droite, antidreyfusard, antisémite, qui participa à la fondation de la Ligue nationale antisémitique de France...
Sa prise de conscience, sa "conversion du regard", va s'opérer à Majorque où vivait avec sa famille pour des raisons d'argent, à l'occasion de la guerre d'Espil agne.
Lorsque Franco déclenche son coup d'État, Bernanos de par son identité politique est un sympathisant des Républicains, ces anticommunistes qui vont restaurer le pouvoir de l'Église. Son fils s'engage par ailleurs dans la Phalange ; son père l'approuve.
La guerre est atroce. Des crimes, des massacres sont commis au nom de son idéal, bénis par des prêtres "aux bottes ensanglantées".
Le regard de Bernanos change.
Il écrit : "il est dur de voir s'avilir sous ses yeux ce qu'on est né pour aimer".
Son pamphlet - Les Grands Cimetières sous la lune -, "Cela brûle, mais cela éclaire", dira Pie XI qui refusera de mettre le roman à l'index, signe la prise de conscience de cet homme contre son camp, lequel lancera une violente campagne contre lui ; les journaux d'extrême droite le qualifieront "d'aigri", de "dévoyé", d'égaré" ; sa famille politique le bannira.
Cette conversion du regard aura d'autres occasions de s'exprimer.
Comme nous le rappelle Jean Birnbaum, " cette expérience pamphlétaire péremptoire rend fascinante la dissidence bernanosienne et sa façon de se soustraire aux orthodoxies de sa famille politique. le monarchiste a démasqué Maurras. le fervent Chrétien a exhibé les compromissions de l'Église. le contempteur de la démocratie a choisi De Gaulle contre Vichy. L'antisémite a honoré les combattants du ghetto de Varsovie. En même temps !
Voilà pourquoi Bernanos occupe une place importante dans cet essai parce que "sous la lumière de Bernanos, la nuance est un aveuglement surmonté".

- Roland Barthes, sémiologue éminent, permet à Jean Birnbaum de prolonger ce qu'avait initié sa référence à Orwell, à savoir la "novlangue". Pour désigner les mots lorsqu'ils sont figés, "durs comme un bloc de préjugés", Barthes fait appel à celui de "brique".
Il a cette expression pour parler des gens qui sont enfermés dans leurs préjugés ; il dit d'eux qu'ils sont "briqués".
Pour Barthes la "conversion du regard" va se faire lors d'un voyage au pays de Mao Zedong où lui et ceux qui participent à ce voyage vont être très bien accueillis.
Barthes qui a un a priori plutôt favorable pour ce pays et pour son régime politique va, petit à petit, en visitant les fermes, les usines "somatiser", être pris de malaise et souffrir de deux pannes : une panne de l'écriture et une panne sexuelle "aucun mouvement du sexe", griffonne-t-il dans ses carnets.
Dans ce pays tellement souriant, tout est en réalité figé, autoritaire et nulle littérature n'est possible.
Lui pour qui les couleurs occupent une place essentielle, refuse de parler de ce monde en noir et blanc, ce qui va lui être reproché.
Corde raide, la nuance est passée par là.

Ce qui unit ou réunit les écrivains et intellectuels à la rescousse de l'auteur dans son ouvrage, c'est outre l'expérience de la souffrance chez chacun d'entre eux ( la maladie, la mort d'un proche ), c'est cette conscience qui en résulte qu'on n'est pas complètement maître de soi-même, que nous sommes traversés par des forces obscures "les eaux boueuses et vénéneuses de l'âme", c'est aussi la conscience de leur finitude, et le tout ne peut que conduire à la nuance.

Ils ont tous été accusés de "faire le jeu de" en acceptant de voir et de dire le réel dans sa complexité.

Étienne Klein nous dit de son côté que la nuance, c'est " "emmerdant", que les gens qui parlent sans nuances donnent l'impression d'avoir raison", alors que quelqu'un qui doute, qui réfléchit, qui est prudent, mesuré donne, lui, l'impression contraire. "On dit, ce type-là, il ne sait pas ce qu'il pense."
Klein d'ajouter : "Un propos nuancé donne l'impression de se fragiliser par la forme qu'il prend."
Comme Jean Birnbaum, Étienne Klein pense que "l'apparente disparition de la nuance manifeste une crise du langage."
Tous les deux opposent le slogan à la réflexion et tous les deux appellent Proust à la rescousse... lequel disait : "J'ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire et la logique. On se rend compte cinquante après qu'ils ont conjuré de grands périls.
Les phrases sont courtes, l'argumentation disparaît, on provoque des clashs plutôt qu'on ne laisse place à la nuance"...l'un et l'autre constatent que la vérité n'est pas simple à dire.
Pour Klein, une des difficultés d'être pour la nuance tient dans la masse d'informations en continu que notre cerveau est inapte à traiter.
En conclusion, il affirme - et je crois que Birnbaum et son cercle "d'amis" s'associeraient à cette assertion - que "le salut consisterait à ce que les gens modérés s'engagent dans les débats sans modération. Il faut que la modération s'exprime de façon immodérée."

Je ne pouvais faire appel à meilleur plaideur pour défendre la cause de la nuance qu'Étienne Klein.
Pardonnez-moi si j'ai fait appel à ce physicien, philosophe des sciences ; je n'ai fait que prendre exemple sur le procédé choisi par Jean Birnbaum dans cet essai que je trouve riche et dont l'invitation à penser contre soi-même est un de mes mantras.
Être nuancé, quel beau programme ! Courage, ne fuyons pas !

Vivement conseillé.

PS : désolé si ce billet a pris des allures de billetterie ; j'ai l'enthousiasme débordant...
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Le courage de la nuanceJean Birnbaum, Éditions du Seuil mars 2021 *****

Le livre qu'il nous faut, constamment, il nous réapprend ou nous réveille la mémoire sur l'amitié, l'honnêteté, l'humour et la nuance, « dans le brouhaha des évidences il n'y a pas plus radical que la nuance. »
Dans l'introduction, l'auteur révèle la « bravoure » de ce qui est souvent pris pour une faiblesse : « la puissance de la nuance s'épanouit au mieux dans ce type de livre inclassable, à la charnière de la littérature et de la pensée, qu'on appelle l'essai. Autrement dit qui, au sens propre, essaie, tâtonne, tente quelque chose, et dont la force n'est pas de trancher mais d'arpenter ces territoires contrastés où la reconnaissance de nos incertitudes nourrit la recherche du vrai . »
Oui, la force n'est pas de couper sec, mais dans la recherche, dans le doute même, dans l'interrogation, dans l'ouverture d'esprit qui bannit les certitudes lourdes et paralysantes.
Pour illustrer cet « héroïsme de la mesure », Jean Birnbaum appelle « à la rescousse » quelques intellectuels comme Albert Camus, Hannah Arendt, Germaine Tillion, Raymond Aron, Georges Bernanos, Roland Barthes, tous des « figures aimées qui pourraient nous aider « à nous tenir bien. »
Nos limites, les connaissons-nous ? Avons-nous le courage de les accepter ? Une réponse affirmative peut aller de soi et pourtant il y a souci et Camus se révolte contre certaines certitudes et des emballements revanchards. La voix de l'écrivain résistant se lève contre les âmes tièdes : »Notre monde a besoin de coeurs brûlants qui sachent faire de la modération sa juste place… parfois, l'éthique de la mesure est une éthique du silence. » et la nuance est pour Georges Bernanos « un aveuglement surmonté ». L'écrivain fore d'une manière implacable notre « nuit intérieure », scrute « la part honteuse, boueuse, vénéneuse de nous-mêmes… les eaux dormantes et pourries de l'âme... » « on ne se méfie jamais assez de soi-même… l'inconnu c'est encore et toujours notre âme » note-t-il.
Et Jean Birnbaum revient sur cet exercice de la nuance qui nous aiderait à mieux vivre ensemble : « nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes, nous sommes mus par des élans innommables, des pulsions abjectes : le reconnaître oblige à une forme d'humilité, ou… vigilance critique ».
Germaine Tillion, ethnologue et grande résistante a fait de l'humour sa bouée de sauvetage et son chemin a toujours été une quête de vérité. Nuance : de vérité et non de la vérité !
Pour Hannah Arendt l'héroïsme de la pensée se confond avec « le génie de l'amitié » : « C'est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux également parler avec moi-même, c'est à dire penser. » Pour elle, et elle n'est pas la seule à l'exprimer, l'amitié est le seul lieu où peut s'épanouir la pluralité qui nous définit, où il y a le désir d'une confrontation sincère. Aux certitudes arrogantes Hannah Arendt préfère « la lumière incertaine, vacillante et souvent faible des êtres chers ». Nuance radicale !
L'humour a le pouvoir de nous sauver la vie, car cette indépendance du jugement, le courage de rire nous aide à demeurer en mouvement, à nous délester pour pouvoir danser « dans un éclat ironique ».
L'imagination, la nuance joyeuse, le combat pour la nuance nous disent aussi Mathias Malzieu dans son « Guerrier de porcelaine », et Lydie Salvayre dans « Rêver debout ». Il faut du mouvement, sinon tout pourrit.
Un passage de cet essai, rappelant un moment vécu par George Orwell sur le front de la guerre d'Espagne, a tout l'humour et la bouleversante émotion de la nuance. Je le partage avec vous : « Après avoir bondi des tranchés ennemies, un messager s'est retrouvé là, en ligne de mire, totalement à découvert. le voici maintenant qui se met à courir… en retenant des deux mains son pantalon. Orwell baisse son arme. « J'étais venu ici pour tirer « sur des fascistes », mais un homme en train d'empêcher son pantalon de tomber n'est pas un « fasciste » ». Orwell est connu pour son franc-parler et aussi pour le doute qui l'accompagne pour assumer ses propres failles « car la meilleure façon d'être honnête, c'est de renoncer à une illusoire « objectivité » et d'assumer pleinement son propre point de vue ». Chez Orwell la nuance est « comme franchise obstinée… jamais un désaccord ne devrait être tu, jamais une vérité ne devrait être occultée... ».

La littérature « maîtresse des nuances » fait place à la réflexion, à l'émotion à la compréhension et surtout empêche l'enfermement la rigidité et l'intolérance. « essayer de vivre selon les nuances que nous apprend la littérature », nous conseille Roland Barthes qui « nous transmet une certaine manière de se tenir dans le monde, une façon d'articuler le texte et la vie. » A la lecture de Barthes nos forces reviennent. « La science est grossière, la vie est subtile et c'est pour corriger cette distance que la littérature nous importe… Elle permet de se soustraire aux partis pris de ceux qui ont hâte de conclure, aux fausses alternatives des mauvaises polémiques, aux manichéismes qui voient le monde en noir et blanc... »
La poésie, nous sauverait-elle ? Oui si elle sait faire plus que mettre les mots en rime, si elle vient du coeur pour nous faire vibrer, si elle est honnête. La poésie, « le meilleur moyen de se connaître soi-même  et d'aller à la rencontre d'autrui », disait Hannah Arendt.
Pour finir, je laisse à nouveau la plume à l'auteur, Jean Birnbaum qui clôt son essai par un dernier et non moins émouvant hommage « Ici, j'ai voulu donner voix à cette marginalité, au moment où elle peut nous être d'un grand secours. Il s'agissait de faire entendre cette petite troupe d'esprits hardis, délivrés de tout fanatisme , qui ont accepté de vivre dans la contradiction, et préféré réfléchir que haïr. Avec à l'horizon, cet espoir : relancer un héritage fragile, lui donner la force d'être fort ou du moins assez solide pour qu'il fasse rayonner parmi nous, comme à travers ces pages, le désir obstiné de faire face, de se tenir bien. »
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Alerte : cet ouvrage est d'utilité publique. Veillez à vous le procurer d'urgence, surtout si vous passez du temps sur les réseaux sociaux.
Il est désormais impossible de débattre sereinement. Parce qu'aux interlocuteurs trois choses font défaut : le temps, la politesse et la culture générale. Nous vivons à l'heure du manque de recul, de la polémique et du vite mâché-retweeté. Quiconque ose formuler un point de vue nuancé est taxé de laxisme, accusé de « faire le jeu de ». C'est le triomphe de « langue de bois et coeur en toc », dixit l'auteur.
Pour parler de nuance, Jean Birnbaum convoque des grandes figures de la pensée (mes idoles…) : Georges Bernanos (et ses aveuglements surmontés), Hannah Arendt (et son goût de l'ironie), Georges Orwell (et sa franchise assumée, son refus de la complaisance), Raymond Aron (et l'incertitude comme vertu héroïque), Germaine Tillion (et la mesure, telle une bravoure sacrée), Roland Barthes (et le mépris des stéréotypes) et enfin Albert Camus, le plus grand, dont il reprend cette citation célèbre : « Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison ». le « absolument » a, ici, toute son importance.
Où est passé le doute ? Qu'est-il advenu du plaisir de converser, de confronter les points de vue ? Pourquoi faut-il prendre parti à tout prix ? Ou pourquoi a-t-on peur de donner une mauvaise opinion d'un livre, par crainte de quoi, de qui ? J'ai évidemment apprécié cette dernière question que Jean Birnbaum aborde aux pages 47-49. La « clanisation » du débat tétanise les penseurs et fait de la franchise une qualité désuète, l'attribut des idiots.
Ce magnifique éloge de l'argumentation et de la mesure appelle un autre livre auquel, j'espère, Jean Birnbaum s'attellera un jour : le courage de dire non, l'audace de nager à contre-courant.
Bilan : 🌹🌹🌹
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Tout est bon dans le dernier livre de Jean Birnbaum, le courage de la nuance ; tout, sauf peut-être le titre : non pas l'appel au courage, bien sûr, mais la célébration de la nuance qui donne le sentiment d'un entre-deux, d'un « en même temps », d'un clair-obscur sans consistance ; certes il s'agit pour lui de dénoncer les méfaits des débats manichéens, des dualismes simplificateurs qui décrivent la réalité en blanc et en noir ; mais qu'on ne s'y méprenne pas l'auteur ne leur substitue pas les innombrables nuances de gris que peuvent produire le mélange de ces deux couleurs extrêmes. En fait ce que recouvre pour lui le mot nuance, c'est ce que je préfère appeler la complexité des choses, et qui peut conduire à ce que des interprétations contradictoires soient également vraies. La nuance pour l'auteur ce n'est pas le gris, c'est la coexistence du blanc et du noir. Alors va pour la nuance, si c'est ce qu'elle veut dire. Et, de Raymond Aron à Roland Barthes en passant par Germaine Tillon, d'Hannah Arendt à Georges Orwell, en passant par Georges Bernanos, ce sont, en commençant bien sûr par Albert Camus, sept auteurs qu'il convoque pour explorer les différentes facettes de cette nuance dont il nous fait l'éloge : des spectateurs engagés, selon la belle formule de Raymond Aron, et pour qui la nuance c'était d'abord de penser contre soi même pour ne pas être prisonnier de son camp.

En interlude à chacun de ces sept chapitres, il tire une sorte d'ordonnance énonçant ainsi la liste des remèdes à l'hystérisation des débats, que je reformule à ma façon en puisant dans la pharmacopée de l'esprit :

D'abord bien nommer les choses, pour éviter « d'ajouter aux malheurs du monde », et donc fuir comme la peste toutes les formes de novlangue ou d'euphémisation
Pratiquer l'humour, cette forme d'hygiène de l'esprit, un exercice intellectuel mais aussi spirituel nécessaire, une forme d'assouplissement des neurones et de la pensée.
Se sevrer de la dépendance à la crainte de « faire le jeu de l'adversaire », qui conduit à la cécité intellectuelle et au déni des réalités, de ces « méchants faits qui viennent détruire les belles théories ».
Avoir conscience de la part d'inconscient qui nous anime, cette part d'ombre inatteignable qui structure nos émotions et nos réactions, et qui a « ses raisons que la raison ignore ».
Complémenter par la littérature et la poésie les potions de l'argumentatif, car elle disent des choses de l'humanité qui seront toujours inaccessibles à la raison, ce « supplément d'âme » qui « donne son sens à la vie ».

http://www.daniel-lenoir.fr/le-courage-de-la-nuance-ou-de-la-complexite/
Lien : http://www.daniel-lenoir.fr/..
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Comment ne pas partager le point de vue de l'auteur quand , des pointures intellectuelles lui servent de support pour le goût de la nuance , l'éloge du doute contre le crétinisme des certitudes .

Rarissimement nos dirigeants s'ouvrent d'un doute quant à leurs actes et c'est bien décevant .

Camus qui ne s'autorisa jamais à défendre ni le communisme ni le capitalisme libéral disait plutôt choisir les objecteurs de conscience , ne prit parti pour les colons ou les algériens mais pour l'humanisme . Il est vrai que cela l'orienta vers ses " affinités libertaires " .

D'autres auteurs ont suivi la même voie : Arendt , Orwell , Barthes , Aron , Bernanos etc .... que nos dirigeants gagneraient à s'imprégner de ce genre de réflexion plutôt que de médiatiquement répandre leurs certitudes . Mais un ego surdimensionné , caractéristique commune à presque tous les " puissants " ne favorise guère l'humilité .
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critiques presse (3)
LeDevoir
06 août 2021
Contre la pensée dogmatique et l’esprit de meute, le journaliste et essayiste propose «Le courage de la nuance».
Lire la critique sur le site : LeDevoir
NonFiction
12 juillet 2021
Le journaliste et critique littéraire Jean Birnbaum nous invite à renouer avec la nuance à l’heure des oppositions binaires et sans issues.
Lire la critique sur le site : NonFiction
LesInrocks
07 avril 2021
Al’heure où les réseaux sociaux et les débats audiovisuels véhiculent haine et crispations identitaires, le journaliste au Monde prône un retour au “Courage de la nuance”.
Lire la critique sur le site : LesInrocks
Citations et extraits (52) Voir plus Ajouter une citation
Horrifié par la cruauté qui s'abat sur les républicains , ou présumés tels , l'écrivain ( Bernanos ) décrit ce qu'il a sous les yeux : " Ah ! l'atmosphère de terreur n'est pas ce que vous pensez ! l'impression est d'abord d'un énorme malentendu , qui confond toutes choses , mêle inextricablement le bien et le mal , les coupables et les innocents , l'enthousiasme et la cruauté . Ai-je bien vu ? Ai-je bien compris ? .......Des prêtres , des soldats , ce drapeau rouge et or -- ni or pour l'acheter , ni sang pour le vendre ... Il est dur de regarder s'avilir sous ses yeux ce qu'on est né pour aimer ."

Ainsi , Bernanos refuse de ne pas voir . Mieux , il tient à décrire les " équipes d'épuration à domicile " qui sèment la mort de village en village , livrant chaque jour aux cimetières leur quota de " mal-pensants " : " évidement , cela vous coûte à lire . Il m'en coûte aussi de l'écrire . Il m'en a plus coûté encore de voir ." Voilà donc ce catholique fervent , auteur du célèbre " Journal d'un curé de campagne " contraint de dépeindre des curés distribuant les absolutions entre deux rafales de mitraillettes , " les souliers dans le sang " . On écrit " contraint " et on a tort . car Bernanos n'était guère obligé de nommer ce qu'il observait . Son geste fut si minoritaire qu'il relève de l'héroïsme .
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Orwell a vu , en Espagne les anarchistes , les trotskistes et tous les militants qui critiquaient la ligne officielle du gouvernement républicain se faire traiter d'agents à la solde des fascistes . Evoquant les journaux de gauche qui occultaient ces débats internes , en Espagne mais également en Grande- Bretagne , Orwell note : " Leur excuse était que la république se battait pour sa survie et que rapporter ses querelles intestines avec trop de franchise revenait à donner des armes à la presse pro-fasciste " .

Ici , la formule clé , celle dont la puissance d'intimidation n'a rien perdu de nos jours , tient en quatre mots : " faire le jeu de " . Sur la scène intellectuelle comme dans l'arène partisane , elle réduit toute opposition à une trahison . ...... C'est une sorte de formule magique ou d'incantation , destinée à cacher les vérités dérangeantes . Quand on vous dit qu'en affirmant telle ou telle chose vous " faites le jeu " de quelque sinistre ennemi , vous comprenez qu'il est de votre devoir de la boucler immédiatement .
A chaque génération sa guerre d'Espagne . A chaque génération le carnage qui la fait naître à elle-même en la jetant dans une mobilisation sans frontières . Pour la génération dite " 68 " , ce fut la guerre d'Algérie . De la même manière , les combats qui ont récemment ensanglanté la Syrie pourraient bien tenir lieu de " front espagnol " à toute une cohorte . A chaque génération , donc l'événement universel qui produit un effet de cisaille sur les consciences de l'époque , parce qu'il engage tout ce à quoi l'on tient et annonce l'abjection qui vient . " Certains crimes ne sont dans la vie des hommes rien de plus q u'une simple conjoncture tragique dont le caractère irréparable masque à peine l'insignifiance .... Mais il est des crimes essentiels , marqués du signe de la fatalité . La guerre d'Espagne est de ceux-là " Notait Bernanos en 1937 . " Voici 9 ans que les gens de ma génération ont l'Espagne sur le cœur " témoignera , quant à lui , Albert Camus , à la libération . " L'histoire s'est arrêtée en 1936 " avait tranché Georges Orwell .
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Le 26 avril 1955 , Albert Camus arrive à Athènes . Deux jours plus tard , après une balade à l'Acropole , il participe à une grande " conférence controverse " organisée par l'Union culturelle gréco-française et consacrée à l'avenir de la civilisation européenne . Devant un public nombreux , qui le presse de définir cette civilisation , l'écrivain , alors âgé de 42 ans , commence par affirmer qu'il en est incapable . " Je voudrais d'abord parler de mon empêchement à dire des choses définitives sur ce sujet " , prévient-il .

Il y aurait tant à évoquer , des aspects tellement divers , parfois contradictoires ! Si Camus accepte ensuite d'apporter à ses hôtes une réponse , c'est pour placer ce scrupule au cœur de la dynamique européenne : " La civilisation européenne (observe-t-il ) est d'abord une civilisation pluraliste , où la multiplicité vivante des opinions doit rendre impossible la domination d'une vérité unique . La dialectique vivante en Europe est celle qui n'aboutit pas à une sorte d'idéologie à la fois totalitaire et orthodoxe . ce pluralisme qui a toujours été le fondement de la notion de liberté européenne me semble l'apport le plus important de notre civilisation . C'est lui qui justement est en danger aujourd'hui et c'est lui qu'il faut essayer de préserver " .
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Hannah Arendt évoque le destin des parias qui ont été contraints , comme elle , de fuir l'Allemagne nazie . Dans ce texte bouleversant ( Nous autres réfugiés ) , elle parle de ces réfugiés qui ont tout perdu , leur patrie , leur maison , leur travail , leur langue , des gens partout indésirables , chassés d'Allemagne parce que juifs , suspectés ailleurs parce qu'allemands , livrés à l'hostilité des nations , à l'arbitraire des administrations , et qui se cramponnent néanmoins au désir de vivre avec une gaité têtue . Entre deux tentations suicidaires , ces femmes et ces hommes manifestent , dit Arendt , " cet optimisme forcené , voisin du désespoir " . Si j'associe cette formule à celle de Bernanos , ce n'est pas seulement à cause de
la résonnance évidente . C'est aussi parce que , sous la plume d'Arendt , le désespoir des réfugiés est indissociable d'un effondrement de la franchise et de la loyauté .
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Vidéo de Jean Birnbaum
Jean Birnbaum vous présente son ouvrage "Seuls les enfants changent le monde" aux éditions Seuil. Rentrée Sciences-Humaines automne 2023.
Retrouvez le livre : https://mollatpublic.azurewebsites.net/videos/jean-louis-cohen-des-fortifs-au-perif
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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