critique très perso mi-juin 2012
À celui qui trop dort, qui les deux-tiers d'une vie les passe sur un lit, la frontière entre l'illusoire et le réel devient floue, et c'est avec surprise que l'ailleurs semble apparaître ici-bas malgré le réel anéanti.
Je suis de ceux qui somnolent, qui, anesthésiés, se laissent patiemment emporter par ce maelstrom qui charrie mauvais romans, cris désaccordés et images de misère ; de ceux qui, à chaque instant, sacrifient leurs convictions sur l'autel du soft power et de la realpolitik.
Pourtant, « il faut réarmer l'industrie française » nous dira, souriant, Monsieur le Ministre du Redressement productif, ou bien, « il ne reste que trois mois pour sauver la zone Euro » assènera
George Soros, lui qui s'y connaît en matière de monnaie dévaluée.
Lexique de guerre…
Autrefois, je croyais que la crise était un phénomène transitoire. Celui qui la subissait la surmontait ou s'effondrait : la cicatrice ou le néant. Mais la crise passait toujours, et la situation revenait à la normale ou offrait les opportunités des recommencements.
Cette illusion a vécu.
Illusion de philosophe qui croyait à un sens positif de l'Histoire : illusion d'enfant qui espérait que le Bien finirait par triompher. Mais
Spinoza a saigné la métaphysique et Dieu est mort. N'ont survécu que l'Histoire et le réel. L'héroïsme disparu, ne restèrent que les hommes, mortels.
Alors, aveuglés par l'espoir, cette illusion que chaque jour nous assassinons un peu plus en croyant la nourrir, nous rêvons de l'apocalypse comme d'une délivrance. En l'attendant, nous rentrons la tête dans les épaules afin d'amortir le choc quand celui-ci se présentera.
Car si l'Occident répugne à prendre les armes alors qu'il le devrait parfois, il n'en mène pas moins une guerre, contre lui-même et son déclin économique, une guerre qui fait du voisin une menace : une guerre, froide, dont les points chauds sont les sommets des G8 et/ou G20.
Pendant ce temps, la menace de catastrophe pèse comme pesait la menace atomique, permanente…
Arpentera-t-on ensuite une « Route » sans fin, comme le font les héros de
Cormac McCarthy – n'y aura-t-il plus d'Histoire ? Y en a-t-il jamais eu ? – à la recherche de ses propres pas, ceux de l'Homme ?
McCarthy avec son écriture minérale, de celles dont le geste créateur est celui du sculpteur aux mains rêches, remporta le prix Pulitzer 2007 pour cette oeuvre de recommencement du monde. Mais ses prochains mots ne sont pas encore prévus et il ne jamais il ne put servir de guide durant l'attente de la fin du nôtre.
Cette menace, crainte généralisée, anthropophage, « folie ordinaire », n'est autre que celle narrée par
Charles Bukowski dans ses fameux Contes qui s'achèvent par le bombardement thermonucléaire de San Francisco alors qu'un enfant hybride d'humain et d'animal – le surhomme ? – vient au monde.
Ce bon vieux Buk' qui s'assura le statut d'écrivain-culte en une heure d'Apostrophes devant un
Bernard Pivot médusé et un Cavanna prêt à lui casser la gueule alors que, quelques instants plus tôt, ce dernier ne cachait pas son admiration pour ce clochard céleste. Cet épisode délirant, méprisant, durant lequel il invectiva Fitzgerald en ironisant sur la célébrité, est l'un des chapitres d'ouverture de «
Shakespeare n'a jamais fait ça », texte inédit publié au printemps par les 13è note Éditions.
C'était cela
Bukowski, la crise permanente, aussi bien dans sa vie que dans son oeuvre. Et dix-huit ans après sa mort, il est plus que jamais d'actualité. Ses mots qui exhalent le sexe et le mauvais vin, la violence et le désespoir, sont cette terre vulgaire, mais grasse, délaissée, mais fertile qui, patiente, rentre la tête dans ses épaules en réclamant que l'on s'occupe d'elle : notre temps.
«
Shakespeare n'a jamais fait ça », agrémenté de photographies de
Michael Montfort, est le carnet intime du voyage de
Bukowski en France et surtout en Allemagne, son pays de naissance. Il a alors cinquante-huit ans, la célébrité est là, et ce texte, presque une commande, montre principalement la répugnance du dirty old man à « faire l'auteur », à fonder une légende sur le culte de sa personne et non sur ses mots. Ses mots semblent parfois émoussés tant semble lui peser l'obligation de se conformer à la légende qu'il s'est construit. de nombreux paragraphes disent alors sa nostalgie de sa machine à écrire et, constante de son oeuvre, la crainte ou le mépris de la foule qui lui suce « sa substantifique moelle » (pour le rapport écrivain-foule, voir aussi
Journal d'un vieux dégueulasse).
Bukowski est donc bien plus dans le « dire » ou « l'écrit » – ce qui doit revenir au même pour un grand écrivain – que dans le « paraître ». Et même si son visage, couturé, son corps, supplicié, lui donnent l'apparence du Grand Écrivain, l'allure du mythe, ce ne sont que des artefacts occultant la puissance de son verbe.
En filigrane, sa façon de prendre la vie comme la littérature, à bras le corps, (« révolution et littérature, mais ça va bien ensemble, non ? tout est dans tout, et réciproquement » dira-t-il souvent) témoigne plus de la transformation de l'Art en Vie que de la Vie en Art.
Ainsi dans «
Pulp », roman écrit au terme de son existence, s'il met en scène La Mort voulant « [s']offrir, dit-elle, le plus grand écrivain français », c'est-à-dire Céline,
Charles Bukowski montre surtout l'absurdité de la condition humaine dans un chapitre où son héros se retrouve sur un tabouret de bar entre La Grande Faucheuse et une extra-terrestre (sic).
En tuant la littérature, L'Homme est piégé « entre l'Espace et la Mort », entre sa pulsion vers l'infini à jamais insatisfaite et la conscience glaçante de sa finitude.
Dès lors, le dénouement de cette crise ne peut s'opérer que par la geste, celle qui raconte le héros tragique : « tout ce qu'il me restait à faire, une fois de plus, c'était écrire ce qui s'était passé. »