La Peste
Lire Camus, c'est s'offrir le plaisir d'une conversation avec l'un des auteurs français contemporains les plus intelligents. Pas le plus bavard, pas même le plus séduisant, stylistiquement. Et pourtant, assis au coin du feu ou réuni avec lui, dans plus d'intimité, je l'imagine, l'auteur de
la Peste, ce Rieux/Camus, faire la narration des épisodes de la somptueuse et tourmentée citée d'Oran, de sa belle voix généreuse. Et quelle admirable et brillante réflexion ! Car
la Peste (comme l'Étranger, comme
La Chute) est le roman d'un homme engagé : c'est que « le rôle de l'écrivain, disait-il au moment de recevoir son prix Nobel, ne se sépare pas de devoirs difficiles ». et pour Camus, il est avant tout autre de se mettre « au service de ceux qui subissent l'histoire », de leur liberté : car c'est là, la seule vérité.
La vérité de
la Peste n'est pourtant pas si évidente.
Roland Barthes, l'an 1955, écrivit à Camus pour lui signifier que sa morale de la solidarité était par trop détachée de toute Histoire, par là-même affaiblie : dévitalisée.
Pour Camus, dans la réponse qu'il lui fit, le symbole ne nuit nullement à la référence historique, et le choix de l'allégorie, loin de signifier une échappée de l'histoire, s'inscrit dans une réflexion sur la façon dont l'homme doit agir face à celle-ci, à toutes les époques : car « la terreur [a] plusieurs [visages], ce qui justifie encore que je n'en aie nommé aucun pour pouvoir mieux les frapper tous. » Pour Camus,
La Peste est le roman de la résistance au fascisme, et tout l'indique, tous l'ont compris.
Barthes non.
Barthes, regrette que le mal soit sans visage mais aussi sans naissance. Et reproche à Camus de ne s'intéresser qu'à ses effets. C'est que Camus n'est pas un révolutionnaire. Il traite de la révolte, ici comme dans
l'homme révolté, il traite de l'instant : « pour la victime, le présent est la seule valeur, la révolte la seule action ». Ce le grief que
Barthes, et aussi
Sartre, font à Camus, de n'envisager un engagement qu'au côté des victimes, revendiquant une posture qu'ils associent à une prise de position hors, voire hostile à l'histoire.
Pourtant, Camus dresse, lors de son discours de Stockholm (lorsqu'il reçoit le
Prix Nobel de 1957) un tableau terriblement noir du vingtième siècle. Et le nihilisme dans lequel se sont réfugiés bien de ses contemporains ne lui correspond pas : au contraire, il célèbre « un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l'instinct de mort à l'oeuvre dans notre histoire ». Contrairement à ce qu'avançaient
Sartre et
Barthes, Camus ne se dérobe donc pas à l'histoire et n'envisage pas de vivre – en tant qu'homme et en tant qu'écrivain – hors d'elle. La solidarité, qui est la grande victoire face à
la Peste, la résistance collective, n'est-elle pas la condition même d'une histoire possible ? peut-être pas du grand soir, Camus n'y croit sans doute pas, mais de celle qui permet de vivre malgré le mal, inévitable.