Chaque homme à besoin d'une sphère légitime de répression où il lui soit loisible de mépriser, de dédaigner, et d'exalter son orgueil par-delà les mer. Le choix de cette sphère - il a lieu très tôt généralement - est très probablement l'évènement majeur de l'existence. Un éducateur, ici, peut réellement servir à quelque chose : il doit attendre longtemps, faire preuve d'une sympathie prudente et, lorsqu'il a trouvé ce qui est bon, délimiter vigoureusement cette sphère. Ce qui importe justement, ce sont ces limites. Il faut qu'elles soient puissantes et en mesure de résister à toute attaque, car elles doivent protéger tout le reste de la personnalité des convoitises rapaces de l'orgueil. Il ne suffit pas qu'un tel se dise : Je suis un grand peintre", il faut qu'il ressente qu'en dehors de cela il est très peu de chose et bien moins que beaucoup d'autres. La sphère de l'orgueil lui-même doit être spacieuse et aérée. Ses sujets ont intérêt à vivre à distance les uns des autres, largement répartis à l'extérieur. Ce n'est qu'en de rares et particulières occasions qu'on leur laisse sentir qu'ils sont des sujets. Ce qui compte uniquement, c'est que chacun porte en soi la boule de verre et en protège l'air raréfié. On respire bien dans la sphère, paisiblement aussi, puisque l'air est pur et qu'on y est seul. Il n'y a que les fripons et les déments pour désirer qu'elle s'accroisse jusqu'à devenir une prison pour tous. Le sage la surveille, afin qu'il puisse toujours la prendre en main ; et s'il lui permet, pour s'amuser, de se dilater et de grandir un peu, il n'oublie jamais qu'elle doit se rapetisser à nouveau et se retrouver dans sa main avant qu'il ne s'en détourne pour s'occuper de choses plus ordinaires.
Être sage, c'est maintenir l'équilibre entre le savoir et le non-savoir. Il ne faut pas que le savoir appauvrisse son contraire. A chaque réponse donnée, qu'une question, même sans aucun rapport, surgisse donc de son sommeil, et que celui qui est le plus abondant en réponses soit également le plus riche en questions.
Le sage saura demeurer un enfant tout au long de sa vie. Il n'oubliera pas que les réponses, quand elles sont seules, dessèchent le sol et le souffle. Le savoir est une arme pour le pouvoir, pour les puissants, et il n'est rien que le sage méprise autant que les armes. Son désir d'aimer plus d'hommes encore qu'il n'en connaît ne le fait pas rougir, et jamais il ne s'isolera orgueilleusement des autres sous prétexte qu'il ne sait rien d'eux.
La Terre abandonnée, surchargée de lettres de l’alphabet, étouffée sous les connaissances et plus aucune oreille qui soit à l’écoute dans le froid.
Il y a longtemps que je pressentais l'importance de Hobbes. Déjà avant que de le bien connaître, je lui consacrais un éloge en moi-même. Et maintenant que je me suis occupé sérieusement de léviathan, je sais que ce livre est à compter dans ceux de ma "bible idéale", c'est-à-dire dans la collection des livres les plus importants, parmi lesquels, bien entendu, ceux de mes ennemis tiennent une place de choix. Ce sont ces livres-là qui aiguisent l'esprit, alors qu'on l'affadit avec les autres, déjà vidés de leur substance depuis le temps qu'on s'y allaite et s'en nourrit. Ce que je sais à coup sûr, c'est que la politique d'Aristote ni Le prince de Machiavel, ni non plus Du contrat social de Rousseau ne font partie de cette "Bible".
La liberté, c’est chaque nouveau visage, aussi longtemps qu’il se tait ; c’est chacun, face à toi et qui t’ignore. C’est le cadre peuplé qui ne rétrécit pas encore et dans lequel tu n’étouffes pas. Tu es libre tant que tu n’entres pas dans le calcul des autres. Tu es libre là où l’on ne t’aime pas. Le véhicule principal de ta servitude est ton nom. Celui ne le connaît pas ne peut rien contre toi. Mais beaucoup d’hommes, et toujours davantage, le connaîtront : le but de ta vie, presque inaccessible, est de te garder libre vis-à-vis de leurs forces réunies
http://le-semaphore.blogspot.fr/2014/.... Elias Canetti (1905-1994), l’éveilleur d’un futur antérieur : Une vie, une œuvre (1998 / France Culture). Émission “Une vie, une œuvre” diffusée sur France Culture le 19 novembre 1998. Par Catherine Paoletti. Réalisation : Anna Szmuc. Enregistrement et mixage : Marie-Dominique Bougaud, Philippe Bredin et Dimitri Gronoff. Elias Canetti, né à Roussé ( en Bulgarie le 25 juillet 1905 et mort le 14 août 1994 à Zurich en Suisse, est un écrivain d'expression allemande, originaire de Bulgarie, devenu citoyen britannique en 1952 et qui a longtemps résidé en Suisse. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1981. Canetti est souvent associé à la littérature autrichienne mais il couvre une perspective plus large. Son œuvre a défendu une idée pluraliste de la culture européenne dans sa richesse et sa diversité, liée à un parcours de vie singulier. Il est l'auteur d'analyses de grande envergure sur le XXème siècle et de réflexions détaillées sur les mécanismes humains et les modes de fonctionnement psycho-sociaux.
Son œuvre est composée de pièces de théâtre, d'un unique roman, d’essais, de recueils d’aphorismes et d'une autobiographie en quatre volumes.
Entre 1924 et 1929, il vit à Vienne où il étudie la chimie et est bientôt reçu docteur.
Pendant cette période, il entreprend de nombreux voyages à travers l’Europe, notamment à Paris, en Bulgarie et à Berlin… C’est également pendant cette époque charnière de l’histoire, où l’on peut entendre les premiers bruits de bottes en Allemagne, qu’il développe de façon autodidacte ses connaissances puis ses théories artistiques en participant à des rencontres d’intellectuels - des salons - et aussi en travaillant sur ses premières idées littéraires. Canetti fera la connaissance de Karl Kraus, un intellectuel polémiste, fondateur de la revue “Die Fackel” (“Le Flambeau”), qui aura une influence majeure sur lui. Il rencontre peu après sa future femme : Venetiana (dite Veza) Taubner-Calderon. Pour subvenir à ses besoins et pour écrire, il traduit en allemand plusieurs livres de l’anglais. Toutes ses activités le happent et le poussent à délaisser la chimie et son enseignement.
En effet, il va entre autres fréquenter les réunions qui s’organisent autour d’Alma Mahler, la veuve du compositeur Gustav Mahler, et entamer la rédaction de son roman “Die Blendung” (“Auto-da-fé”) ainsi que d'œuvres théâtrales. Il rencontrera des personnalités du monde de la culture comme Bertolt Brecht, George Grosz, Alban Berg, Robert Musil…
Le 15 juillet 2927, un événement marque à jamais sa vie et son œuvre : une manifestation populaire qui tourne à l’incendie du palais de justice de Vienne. Cela provoque en lui le désir d’analyser et de comprendre le rapport entre les comportements de masse et le pouvoir. Il étudie alors cette problématique centrale de l’histoire du XXème siècle jusqu’en 1960, date de la publication de l’œuvre majeure de sa vie, “Masse und Macht” (“Masse et puissance”), presque exclusivement consacrée à cette phénoménologie des masses ainsi qu'à l'illustration de toutes les manifestations du pouvoir politique : « Il se peut que toute la substance du 15 juillet soit entièrement passée dans Masse et puissance. » Canetti s'y débarrasse de toutes les théories préexistantes à l'époque et cherche à « arracher le masque » de la figure centrale du pouvoir qu'il nomme le « survivant », pour « prendre le siècle à la gorge ».
Avec :
Alain Brossat, professeur de philosophie à l’Université Paris-VIII
Youssef Ishaghpour, auteur de “Elias Canetti : métamorphose et identité” (La Différence)
Marc de Launay, philosophe et traducteur français de philosophie et de littérature allemandes
Gerald Stieg, professeur de littérature et civilisations allemandes et autrichiennes à l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3
Avec les voix d’Elias Canetti, Karl Kraus, Raphaël Sorin et Angèle Saül
Textes lus par Daniel Mesguich
Archives sonores : Dominique Jameux
Archives INA : Martine Auger
Sources : France Culture et Wikipédia
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