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EAN : 9782073024916
Gallimard (24/08/2023)
3.79/5   170 notes
Résumé :
"Entre mon métier d'écrivain et celui de manoeuvre, je ne suis socialement plus rien de précis. Je suis à la misère ce que cinq heures du soir en hiver sont à l'obscurité : il fait noir mais ce n'est pas encore la nuit."Voici l'histoire vraie d'un photographe à succès qui abandonne tout pour se consacrer à l'écriture, et découvre la pauvreté. Récit radical où se mêlent lucidité et autodérision, À pied d'oeuvre est le livre d'un homme prêt à payer sa liberté au prix ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (55) Voir plus Ajouter une critique
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Franck Courtés photographe, je ne l'ai pas connu, par contre l'écrivain, je l'ai beaucoup apprécié dans le fond et la forme, à travers ses six livres publiés , tous lus. Donc ce dernier , le sixième, qui fait le bilan d'un choix malgré lui de quitter la photographie pour devenir à plein temps écrivain, dès les premières pages me fend le coeur, de par sa vérité et sa sincérité. Oui, le métier d'écrivain est dur , même très dur, vu qu'on entre dans la fosse aux loups et le succès par conséquent y gagner sa vie dépend d'autres critères que le talent,
«  Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n'augure aucune fortune.
Le succès d'estime, le plus fréquent de tous, ne suffit pas à faire vivre un auteur. Nos bas de laine ne s'emplissent que d'espoir. Sauf exception et comme dans toutes les industries artistiques, les ventes tiennent moins au talent des auteurs qu'à celui de leurs attachés de presse, moins à la qualité de l'oeuvre qu'à l'ambition commerciale des éditeurs.»
Il raconte avec pudeur sa descente douloureuse dans l'arène de la pauvreté, où à part sa mère il n'a aucun soutien moral et matériel , ce dernier étant aussi minime de sa part. Pourtant il a une femme et deux enfants, éclipsés en Amérique. Il va finir par devenir prolo volontaire pour assurer sa survie avec des petits boulots au noir qui nécessitent aucune compétence, « devenir manoeuvre est une véritable aventure…c'est-à-dire une incompétence totale dans le projet qu'on s'apprête à embrasser » en dit-il. Dans ce nouveau monde c'est surtout le déclassement social qui le gêne. S'aventurer dans un recoin invisible au regard de la société , une cache oubliée du monde du travail, amenuise passablement sa honte, cette honte qu'il appelle « un reste d'orgueil » .
Le tout est disserté avec une sincérité bouleversante et d'un humour désarmant qui amortie partiellement l'humiliation subie ,« À la lecture de mon premier livre, un journaliste littéraire m'a dit : Vous irez loin. Je suis allé jusqu'à la rue Pigalle, au sixième étage d'un immeuble en travaux. Évacuation de gravats. » Il précise ultérieurement que ce choix de vivre de son écriture n'est pas un luxe qu'il s'est octroyé. Il a bel et bien dû quitter le métier de photographe dû à l'arrivé du numérique. Sa mise à l'écart du monde traditionnel du travail n'a rien d'une retraite romantique du monde, ne plus pouvoir jouir des plaisirs matériels de la vie en vrai, ne lui apporte aucune richesse spirituelle comme l'assènent certains esprits dit « libres ». Il a le mérite d'être à cent pour cent honnête dans ses propos. de plus ces boulots au noir payés une misère qu'il récupère aux enchères sur La Platforme , société virtuel genre Pôle Emploie, est un monde où la prestation est valorisé au moyen d'algorithmes , où il n'y a aucune sécurité de travail et l'emploie va à celui qui offre ses services le moins cher. Un Grand bonjour au nouveau marché numérique d'esclaves 😒 !

Un livre courageux et émouvant où Courtés raconte avec brio sans jamais se poser en victime, la triste réalité de son quotidien misérable dans le monde du travail manuel et dans le monde tout court qu'il affronte malgré lui afin de pouvoir écrire. Ça dérange, révolte, irrite, bravo Franck et surtout continue d'écrire !

« Courageux c'est bien, ça ne veut pas dire intelligent. »
« Entre mon métier d'écrivain et celui de manoeuvre, je ne suis socialement plus rien de précis. On méconnaît ma situation exacte, on s'y perd un peu. Je suis à la misère ce que cinq heures du soir en hiver sont à l'obscurité : il fait noir mais ce n'est pas encore la nuit. »
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Ecrivain serait-il une profession maudite ? le même jour en cette dernière rentrée littéraire paraissaient deux ouvrages sur cette question, comme les deux faces d'une même médaille. Tandis que, dans Les petits farceurs, Louis-Henri de la Rochefoucault satirise fort ironiquement le monde de l'édition et les ficelles mercantiles dont les auteurs et leurs livres font les frais, Franck Courtès relate quant à lui son expérience d'écrivain crève-la-faim, contraint aux petits boulots ubérisés.


Photographe reconnu et prisé par les plus grands journaux et magazines, l'auteur dégoûté par les travers croissants de cette profession sinistrée décide en 2013, après le « petit succès » d'un premier livre, de désormais se consacrer à l'écriture. Commence pour lui un éprouvant et désespérant parcours du combattant. « le métier d'écrivain consiste à entretenir un feu qui ne demande qu'à s'éteindre. Un feu dans la neige. » « Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n'augure aucune fortune. » Avec deux cent cinquante euros de droits d'auteur mensuels, même logé dans un studio par sa mère, on a beau être passé à La Grande Librairie et avoir été goncourisable, tout cela ne nourrit pas son homme. Cinquantenaire sans qualifications rejeté par le monde classique du travail, il se tourne vers « celui plus méconnu et sulfureux des applications de plateformes de travail. Elles sont à Uber, la plus connue, ce que les accordéonistes dans le métro sont aux concertistes d'opéra. » le matin, il écrira et, le reste du temps, prendra tous les petits boulots qu'il trouvera.


« le travail ne manque pas pour ceux qui ne savent rien faire. » Mais quel travail… : « environ quinze euros pour une matinée, parfois vingt avec le pourboire, parfois moins quand plusieurs manoeuvres désirent la même mission et que le client fait baisser le tarif ». Et encore, seulement deux ou trois fois par semaine, tant la concurrence, par enchères inversées, s'avère acharnée. Ici, le droit du travail n'a plus cours, la seule loi est celle des algorithmes qui comptent avec indifférence vos étoiles d'appréciation, peu importe si vous laissez la moitié de votre peau dans des tâches souvent physiques, voire dangereuses, payées une misère sans la moindre protection sociale. Les malheureux aux abois ne manquent pas, à commencer par les Africains sans papiers, prêts à accepter des courses à trois euros, « par tous les temps, sur des vélos mal entretenus ou des Vélib' trafiqués. Leurs genoux ne tiennent pas deux ans le rythme. Qu'importe, le flux migratoire fournit de frais mollets. On aura à n'importe quelle heure son plateau de sushis ou sa pizza, quoi qu'il en coûte en ménisques africains. » Interchangeables, cloisonnés et rendus invisibles par la déshumanisation numérique, ces journaliers d'un nouveau genre viennent gonfler les rangs d'une pauvreté d'un nouveau type, celle, silencieuse, d'individus hétéroclites qui ne forment aucune classe sociale et n'ont aucune chance, ni de se rebeller, ni de se défendre. « le système carcéral des usines d'antan s'est vu remplacé par le bracelet électronique des applications. Les murs ont disparu, pas le joug. »


S'il avait lu La Rochefoucault auparavant, se serait-il jeté dans l'arène littéraire avec la même candide confiance en les pouvoirs sonnants et trébuchants de son réel talent ? Alors que sans se plaindre il en paye le prix fort, Franck Courtès signe de son élégance digne et posée, non pas seulement la terrible chronique de son propre dévissage social, mais aussi, avec un sens de la formule qui en démultiplie l'impact, une radiographie brûlante des nouveaux confins de la pauvreté en Occident, là où l'ubérisation et les plateformes numériques de travail recyclent pour leur profit, au mépris de toute loi sociale, les « rebuts » du marché du travail.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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De la difficulté d'être écrivain à temps plein.

Balayer d'un revers de main une carrière de photographe à succès pour se consacrer à l'écriture n'a rien d'une sinécure.
Dans ce récit qui m'a rappelé "Dans la dèche à Paris et à Londres" de George Orwell, Franck Courtès témoigne de sa difficile dégringolade sociale, prix fort à payer d'une liberté à reconquérir.
A 50 ans, proche de l'épuisement professionnel, lassé d'un métier où le mercantilisme s'affiche effrontément, il décide de se consacrer totalement à l'écriture.
Ce changement radical va le plonger ostensiblement dans la précarité et l'amener à découvrir la rudesse des petits boulots impitoyables avec son corps habitué au confort bourgeois mais non moins indispensables à une vie d'écrivain peu lucrative..

Apprentis écrivains, si votre détermination ne vous a pas abandonné sur le bord de la route après la lecture de ce récit, c'est que vous êtes sur le bon chemin.
Vivre de son écriture s'avère très difficile même lorsque l'on est édité et que l'on connaît quelques succès d'estime.
Avec réalisme et autodérision, Franck Courtes nourrit son récit de nombreuses anecdotes en assumant des choix financiers et familiaux peu évidents.
En exploitant son nouveau statut social, l'auteur semble néanmoins avoir trouvé un gisement de matière idéal pour faire de sa précarité un bon retour sur investissement.




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Librairie Chantelivre- Issy- Les-Moulineaux- 30 septembre 2023

Double Coup de coeur et coup de poing, dans un même tourbillon !...

Cet écrivain - photographe qui nous avait déjà raconté son abandon de la photographie dans " La Dernière photo", après l'avoir pratiquée passionnément plus de 20 ans, cette fois, nous relate son véritable " parcours du combattant" lorsqu' il décide de tout laisser pour se consacrer à son rêve, désormais : celui d'ÉCRIRE....

Et pour pouvoir ÉCRIRE à plus de cinquante ans il faut que " notre écrivain en devenir" trouve un boulot alimentaire pour pouvoir réaliser son objectif...Et cela va se révéler bien plus compliqué que prévu !!

" L'apprenti écrivain " va en faire les frais...en devant faire tous les petits boulots possibles et imaginables !

Le tour de force de ce récit, c'est que partant d'un rêve personnel, individuel d'ÉCRITURE, Frank Courtès nous fait toucher du doigt AUTRE CHOSE !

Confronté à un quotidien jamais imaginé, le narrateur, après avoir reçu une honorable éducation classique et privilégiée, puis gagné très confortablement sa vie comme " photographe
indépendant " pendant de très nombreuses années, il se voit, en renonçant à " la grimpette sociale" normale, attendue, relégué dans les marges, intégrant malgré lui cette drôle de "hors- catégorie " des " Nouveaux pauvres "!...

Mais rien ne va le rebuter...Quelques heures de liberté durement gagnée pour ÉCRIRE...et cela le console de presque tout !

Je choisis de transcrire un très bel extrait sur ce besoin d' ÉCRIRE :

"Dans un bureau tu serais à l'abri.

C'est simple: j'écris en partie contre le silence.Les vieux laissent la radio allumée toute la journée, certains parlent à leur téléviseur. Cela fait une présence. Les églises n'y suffisent plus.Moi, j'écris. J'écris à des amis absents, imaginaires et que je ne sais pas me faire dans la vie réelle. Beaucoup s'imaginent un Dieu à qui parler, moi juste quelques amis.Ce qu'il y a de beau, c'est la sincérité avec laquelle on croit à ce qu'on imagine. Même ceux qui prétendent ne croire en rien, dans le noir ils ont peur de quelque chose qu'ils ne peuvent pas s'empêcher d'imaginer. On imagine beaucoup au fond.Tant qu'il y aura de la place pour l'imagination, il y aura des dieux, des artistes et des monstres dans le noir. "

Je reviens au récit des petits boulots, ces fameuses " missions" comme celles des
" pauvres journaliers " d'antan, après la guerre !

Ce descriptif nous fait toucher du doigt les tragiques transformations du monde du travail, ces immondes applications, " plateformes" de
" Marché d' Humains"...Les 6 premières personnes répondant à une demande vont, pour se rendre plus attractives, et obtenir " la mission du jour", baisser au maximum le prix horaire de leurs services !

Envolés, disparus la protection sociale, le droit du travail, le droit des salariés à se défendre, etc.
Juste la Loi de la Jungle !!

Frank Courtès, en nous décrivant tous ces petits boulots invraisemblables, sous-payés au-delà de l'acceptable, nous dévoile les dérapages monstrueux de notre société " libérale " et faussement démocratique, montrant du doigt les hypocrisies, les mensonges par la cupidité de quelques uns et les politiques d'autruche des uns et des autres, en train de rendre ce monde
" inhabitable" !!?

Cela m'a évoqué plusieurs fois le souvenir tenace d'une autre lecture, celle du " Quai de Ouystreham" de Florence Aubenas; récit d'un monde parallèle du travail dévalué créé par un système économique injuste: un sous- prolétariat devenant un no man's land invisible d' INVISIBLES !!

Ce récit désespérant est " sauvé " par l'énergie incroyable de l'auteur, son humour grinçant, sa faculté jubilatoire d'autodérision...qui , dans un même temps, nous en met plein la figure, et l'air de rien, nous interpelle sur notre monde qui
" déconne grave" !!!

Sans parler des aléas plus personnels concernant la sphère privée, familiale, amicale: le mépris, l' incompréhension des proches, la honte du déclassement ...!

Heureusement subsistent le Bonheur, la Joie de l' Imaginaire, de l'Écriture, de la littérature...d'un objectif " noble" que notre " Apprenti - écrivain" va atteindre au bout de ce chemin de
" Manoeuvre" aux multiples " humiliations !

Vous aurez compris pourquoi, en début de ce ressenti, je parlais de cette lecture comme d'un double " coup de coeur- coup de massue", dévoré, ceci dit, en une nuit...

Bravo et MERCI à Frank Courtès pour son talent, son opiniâtreté et sa faculté à nous " déciller" les yeux devant les dérives de notre système....

Un dernier mot et extrait pour parachever mon enthousiasme sans réserve pour ce livre de qualité : une Tendresse certaine de l'écrivain pour les gens, et toute cette part de la population, marginalisée et fragilisée qu'il a côtoyée...et avec laquelle, il compatit sincèrement...

"La valeur de ce café sinistre tient au fait qu'il ne ment pas.La vérité éclate, crue.La vie se livre nue, avoue ses crimes, ne dissimule pas ses victimes.Dans un café lugubre, on ne nous la fait pas.
Aux heures de vie perdues entre ces quatre murs répond le temps gagné sur la mélancolie. Celle qui tombe sur la tête des pauvres gens, comme on dit, dès qu'ils mettent la clef dans la porte de chez eux..
Ici, dans ce café miteux, le répit allège de quelque chose. Je croque dans mon sandwich et j'essaye de mâcher lentement. Je n'ai plus envie de partir.Plus besoin d'être poli avec le monde de dehors, le conducteur de bus ou la boulangère. Ici on ne vous regarde pas de travers, personne ne vous domine.Les yeux éteints des vieux clients ne sont pas signe d'indifférence, ce sont des yeux au repos.Dans cette niche nauséabonde, personne ne juge, aucune médecin ne condamne, la famille n'entre pas, la société n'entre pas, parfois, la littérature, un peu."





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Quelle mouche a piqué le narrateur lorsqu'il a volontairement abandonné sa carrière de photographe, non seulement lucrative, mais aussi aboutissement d'une passion de jeunesse ? Pour le savoir il faut se référer au précédent roman, La dernière photo. Ici, ce sont les conséquences de ce choix délibéré qui sont déclinées en une sorte de descente aux enfers.

Si le projet de base était de consacrer désormais son temps à l'écriture, le narrateur découvre avec une certaine naïveté que le passage de l'écrit à la publication est un gouffre surmonté d'une passerelle étroite et instable, que peu franchissent au premier essai.

Mais il faut bien vivre, se nourrir, se loger …et donc trouver des solutions pratiques pour ne pas se retourner à la rue. Les petits boulots, au noir, puis via des plateformes qui ont de nombreux points communs avec les esclavagistes d'un passé historique bien connu, encore plus machiavéliques parfois puisqu'elles maintiennent l'illusion d'une bouée de sauvetage. La précarité, ça s'entretient !

C'est ainsi que cet homme, pour qui il n'était pas vital de consulter l'état de son compte en banque avant de procéder au moindre achat, découvre la valeur d'un billet de vingt euros.

La solidarité est en équilibre avec la concurrence, de belles rencontres peuvent advenir mais aussi de cruelles déceptions.

Pas de révolte amère, dans ce texte, au contraire, l'auteur veut y apporter de la légèreté et de l'autodérision. Malgré tout, c'est un focus sur le monde de la pauvreté, des pièces tendus au nom d'une allégation d'assistance.

J'ai beaucoup apprécié ce témoignage, sincère sans être désabusé.

192 pages Gallimard 24 août 2023

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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critiques presse (2)
LeFigaro
06 novembre 2023
À 50 ans, l’auteur a lâché son travail pour devenir écrivain. Histoire tragicomique de sa vie de nouveau pauvre.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Marianne_
19 octobre 2023
Dans un récit à la franchise bouleversante [...], il dévoile son quotidien d'intellectuel pauvre, devant sans cesse jongler avec divers emplois précaires dénichés sur des plateformes pour pouvoir subsister sans devoir renoncer à sa brûlante passion pour l’écriture.
Lire la critique sur le site : Marianne_
Citations et extraits (57) Voir plus Ajouter une citation
Cette année, la Plateforme a profité du mois d’août pour apporter quelques changements à son règlement. Dorénavant, bénéficier d’une meilleure exposition auprès des clients et obtenir un passe-droit sur certaines missions plus rémunératrices est conditionné au versement préalable de cent euros mensuels. Somme perdue si je ne réussis pas à travailler suffisamment pour l’amortir.
Les concepteurs ont bien gambergé, c’est beau à voir, tant de maîtrise des comptes, tant de génie dans l’avidité. À vingt euros en moyenne par mission, l’entier bénéfice des cinq premières interventions du mois va directement dans les poches de la Plateforme avant que je ne touche un centime.
Ces dirigeants d’un nouveau genre, parfaitement adaptés à leur époque et au nouveau monde, incapables de formuler une seule phrase, un seul slogan sans l’égayer d’un mot d’anglais, manie plus servile que savante, ces dirigeants épanouis ont trouvé dans le chômage des autres de quoi prospérer.
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Mon nom de famille n’est jamais mentionné. L’anonymat est systématique. Le nom de famille disparaît des échanges, le mien, celui des clients comme celui des employés de la Plateforme. L’usage des prénoms est généralisé. Je travaille dans un monde de prénoms. On ne peut rien savoir les uns des autres.
Cet anonymat favorise la rapidité des communications, les rend difficilement traçables, et, en les vidant de leur humanité, augmente la fluidité économique. L’emploi exclusif des prénoms pousse à l’indifférence, à l’exclusion du facteur humain, alors qu’il suggère le contraire. Votre histoire n’intéresse pas. Sous le couvert sympathique de l’emploi du prénom emprunté à l’usage amical, il s’agit en réalité d’expurger toute empathie véritable des relations. Il importe de délivrer l’exploiteur du nom des exploités. D’exorciser de la conscience patronale l’idée même d’identité des travailleurs. Le prénom, c’est une chose discrète, inoffensive, ce n’est pas tout à fait quelqu’un. C’est à la fois tout et rien, sans conséquences, facile à oublier ; c’est joli. On les entend sans y penser, sans avoir à imaginer des adultes, des femmes et des hommes réels. On utilise en somme la méthode des bordels, où les filles, ramenées strictement à leur corps, n’ont pas de nom mais un simple prénom. Appeler les prostituées Léa, Camille, Sarah a l’avantage de ne pas distraire le client de l’objet de son intérêt. Si on lui fait choisir la prostituée par son nom entier, Léa Gontrant, Camille Benamou, Sarah Esposito de la Hoya, le désir en est alourdi, ralenti de considérations parasites, humanistes. Dans la méthode de travail de la Plateforme, l’usage généralisé des prénoms augure de même un rapport humain réduit à sa plus stricte utilité, un rapport vidé de contexte, de toute possibilité de sensibilité.
« Aline vous a envoyé un message. » « Désolé, Myriam a décliné votre proposition. » « Répondez vite à Sylvia. » Ou bien, quand j’essaie de joindre la Plateforme pour un problème ou un autre : « Axelle répond à vos questions, veuillez en indiquer le motif. » « Cher Franck, pensez à joindre à votre annonce une photo souriante, vous augmenterez les chances d’être choisi », signé : Mathieu. Qui parle ? Un prénom ne devrait être employé que dans une relation intime. L’emprunt fallacieux à l’univers amical s’inspire aussi de ces publicitaires recourant à l’imagerie fermière et rustique, tantôt une meule de paille, tantôt une nappe à carreaux, dans le but de vendre son contraire : des produits industriels hors-sol.
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Je gagne environ quinze euros pour une matinée de travail, parfois vingt avec le pourboire, parfois moins quand plusieurs manœuvres désirent la même mission et que le client fait baisser le tarif. Je n’obtiens du travail que deux ou trois fois par semaine. Certaines semaines, je postule en vain à des dizaines de travaux. Il faut jouer des coudes. Un euro de différence dans votre tarif suffit à vous faire perdre l’enchère. Quand je suis choisi, je redouble de zèle chez le client, allant jusqu’à passer l’aspirateur après mon travail, sourire et attendre dans l’entrée qu’on m’invite à entrer dans le salon, dans l’espoir d’augmenter mon pourboire. Elle me sera vite venue, la docilité du pauvre. C’est drôle ce que trois euros ont d’importance pour moi aujourd’hui. Je suis tout sourire, serviable au possible. Trois euros, je m’en décrocherais la mâchoire, cinq, c’est Noël. On comprend vite l’argent quand on n’en a plus.
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En entrant chez les clients, je baisse les yeux vers leurs pieds. S’ils sont en chaussettes, je me déchausse à mon tour. Leur satisfaction se traduira en étoiles sur mon profil. Il faut augmenter leur nombre si l’on veut travailler davantage. En ce moment, je suis noté cinq étoiles, le maximum. À l’école, je n’avais pas d’aussi bonnes notes. Un bref texte accompagne chaque appréciation étoilée, « Franck est super, ponctuel et gentil », « super boulot, ok ». Une fois, je plais particulièrement à la cliente : « Franck est adorable. En plus de poser mes tringles et mes rideaux, le tout très rapidement, il s’est rendu compte que ma table était bancale et il l’a réparée sans frais supplémentaires. C’est une personne très agréable et de confiance. Je recommande sa compagnie et ses services. Merci Franck ! » Suivent deux ou trois smileys. Je n’irais pas jusqu’à souhaiter qu’on inscrive cette épitaphe sur ma tombe, mais l’amour-propre s’en voit restauré. Le soir, je relis toute cette pommade avant de m’endormir, sans me rendre compte encore de l’assujettissement auquel je me soumets peu à peu.
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Les cadres anonymes de la Plateforme n’ont plus recours à l’autorité ou à la répression pour tenir leurs troupes. L’algorithme organise le travail à leur place. Ils peuvent dès lors se montrer joviaux dans les échanges, user du cher Franck, signer de leur seul prénom, cultiver leur culture du cool. Ce cool dans leur attitude démontre surtout qu’ils n’ont plus rien à craindre de leurs employés. À l’abri derrière un système numérique implacable, aussi inattaquable qu’un répondeur téléphonique, on peut se relâcher.
Ce nouveau génie patronal, exploitant non plus le travail mais l’accès au travail, ne se salit plus au contact rébarbatif des employés. Leurs troupes de prestataires, exclus du travail classique, sont déjà si abattus qu’il n’est pas nécessaire de les rabaisser davantage. Aucune grève n’est à craindre de ces gens-là, aucune réclamation. Admirable mécanique de récupération des déchets.
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Vidéo de Franck Courtès
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À découvrir sur lagriffenoire.com https://www.lagriffenoire.com/a-pied-d-oeuvre.html
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