Quel est le rapport entre la parole d'un fou, le chant d'un oiseau et un discours politique ?
C'est peut-être chez la personne dite « schizophrène » qu'on peut l'entendre mieux qu'ailleurs :
« il y a toutes sortes de voix dans une voix »…
Gilles Deleuze et
Felix Guattari ont conçu une expérience analogue de la multiplicité, pour le lecteur comme pour eux-mêmes, en écrivant ce livre. À deux, ils ont déclaré que le « je » n'avait pas grande importance. Ils ont détaché les chapitres comme autant de voix, et ils ont laissé advenir un agencement singulier de concepts…
Au lecteur de jouer. Je ne sais pas dire si cet agencement est concret ; j'emploierais plutôt le mot pâteux. Pour se rendre compte du processus, suivons le bouillonnant professeur Challenger tout droit sorti de la nouvelle de
Arthur Conan Doyle, « Quand la terre hurla » ; ça se passe lors d'une conférence de presse imaginée par Deleuze et
Guattari, où le professeur part en vrille devant un auditoire qui déserte en dénonçant le côté fumeux de l'affaire...
Si on devient fou en lisant ce livre, on peut dire que l'objectif est atteint. On aura compris que « le devenir et la multiplicité sont une seule et même chose » ;
Devenir-sorcier.e peut-être, ou devenir-femme, ou devenir-animal pour l'homme aux loups ;
On devient ce qu'on n'est pas, or je ne suis pas ce que je suis. On devient, c'est tout, par un concours de circonstances…
Ce qui est amusant quand on s'intéresse à l'éthologie, c'est de se dire que les animaux, comme tous les êtres vivants, multiplient par avance les solutions aux problèmes qui pourraient se poser ;
Naturellement, on est donc en train de résoudre des problèmes sans savoir lesquels...
Comment ? par une prolifération d'expérimentations baroques, « des noces contre nature » comme la symbiose de la guêpe et de l'orchidée, des aventures « cosmiques » comme la prodigieuse remontée des saumons à leur source…
Si on veut, on peut trouver un fondement à cette prolifération ou aux agencements concrets, en le nommant « inconscient libidinal, machinique, moléculaire » ;
Mais ce qui est manifeste dans ce livre, c'est que tout devenir n'est qu'un rapport à autrui : les animaux, les fous (même si ce livre ne s'intéresse pas directement à leur souffrance), les personnages de romans, les femmes...
Partout, la fascination est manifeste. « C'est curieux comme une femme peut être secrète en ne cachant rien »…
C'est un régal d'en apprendre plus sur les pinsons d'Australie, sur leur chant et leur comportement ;
agencement collectif d'énonciation et agencement de corps ;
C'est l'histoire d'un pinson qui tenait en son bec un concept...
un simple brin d'herbe en l'espèce,
« un vecteur de deterritorialisation » qui agit comme « une composante de passage entre l'agencement territorial et l'agencement de cour » ;
Les vecteurs se conjuguant, le pinson devenait une autre créature…
C'est encore un régal de lire
Henry James et de rencontrer les personnages de ses romans, à l'invitation de notre duo de choc Deleuze et
Guattari ;
Leur pragmatique à ces trois là n'est pas exactement le pragmatisme de William James, le frère. On a dit que Henry est un romancier de l'indirect...
Voici un autre visage du concept : « Le concept par certains aspects, est un personnage, et le personnage, par certains aspects, est un concept »...
On aimerait poursuivre sur cette tonalité joyeuse, mais on sait qu'on peut devenir réellement fou, par une déterritorialisation brutale : on voit une meute de loups, un essaim d'abeille puis un champs d'anus...Il peut aussi survenir une reterritorialisation destructrice ;
La psychiatrie nous révèle notre propre image : « tantôt avoir l'air fou sans l'être, tantôt l'être sans en avoir l'air » ;
C'est la figure de la face blanche et des trous noirs qui vient hanter ce livre ; nous sommes pris dans le mix « d'un régime de signes despotique, signifiant et paranoïaque, et d'un régime autoritaire, post signifiant, subjectif ou passionnel »...
Notre duo de choc y voit le visage humain : « La tête humaine implique une déterritorialisation par rapport à l'animal » ;
Or, le côté obsessionnel de cette face blanche avec ses trous noirs me fait plutôt penser à un cul ; à chacun son délire...
Pourquoi s'efforcer de fonder une exceptionnalité humaine, si c'est pour se dire à la fin du livre qu'« il n'est pas sûr qu'on puisse faire passer une frontière entre l'animal et l'homme » ?…
Et pourquoi cette question : « Faut-il garder un minimum de sujet ? »
Pourquoi cette tentation de conserver un moi minimal, un fondement, un plein, qu'aucun affect ne peut faire vaciller, pour faire face à la réalité dominante…
…alors que la question suggère déjà que le Moi y est toujours englué…
Nous sommes sur le plan politique depuis le début de ce livre ;
pris dans des alliances infernales entre, d'une part, un régime totalitaire qui ne réclame que l'obéissance et qui obture les lignes de fuites, et d'autre part, un régime suicidaire dans lequel les lignes de fuites sont devenues destructrices ;
Or, l'appareil d'état et la machine de guerre n'ont pas la même origine…
Encore ce besoin de fonder : trouver une origine puis construire un appareil conceptuel ;
C'est curieux comme ça suppose aussi le pouvoir de déformer, destratifier ;
John Dewey, un autre philosophe du pragmatisme, avait noté ce paradoxe observable chez tous les animaux : « l'augmentation du pouvoir de former des habitudes signifie qu'augmentent aussi l'émotivité, la sensibilité, la réceptivité »…
Refaire l'histoire est décidément trop tentant ; en quelques pages on trouve l'origine nomade de la machine de guerre ;
celle-ci est dirigée contre l'état avant que celui-ci s'en empare et fasse de la guerre son objet ;
Mais cette machine de guerre renvoie d'abord aux mutations, à « l'émission de quanta de déterritorialisation » ; elle renvoie à une sémiotique contre-signifiante, distincte des deux précédentes, signifiante et post-signifiante (voir au-dessus)…
On n'a encore rien dit sur le capitalisme. Or, si l'embarras est évident, il me semble qu'il vient d'abord de la tentative douteuse de traiter la question comme une pathologie sur le même plan que la schizophrénie ;
Pourquoi devrais-je m'accommoder à une société comme à une réalité qui est en même temps un bien ? (question du médecin-philosophe
Canguilhem) ;
Et réciproquement, on ne sait rien non plus des résultats de la « schizo-analyse », car il n'a jamais été question dans ce livre de personnes en souffrance…
La machine de guerre monde, avec le capital en input, semble fonder la société entière sur une axiomatique pas plus large qu'une tête d'épingle ;
Et comme réponse type à cette situation, la « pragmatique » est aussi indirecte que possible ; c'est « un voyage sur place »...
« Les conditions mêmes de la machine de guerre d'Etat ou de Monde…ne cessent de recréer des possibilités de ripostes inattendues, d'initiatives imprévues qui déterminent des machines mutantes, minoritaires, populaires, révolutionnaires. »...
On nous croit stratifiés sur le fond d'une axiomatique ou d'une morale,
à la fois sédimentés et plissés, codés et surcodés ;
Voyez les deux articulations, le contenu et l'expression : chacune met en jeu des formes et des substances, des codes et des territorialités…
C'est « la géologie de la morale », géologie et non généalogie…
Mais la stratification n'est pas tout ; Il faudrait revenir à la conférence du professeur Challenger…
Comme la terre sous sa croûte,
les terriens n'ont pas dit leur dernier mot ;
Et de son côté, la machine Deleuze-Guattari expérimente un « Corps sans Organes »…