Manhattan Transfer est publié en 1925, pratiquement au même moment que le grand Gatsby de Scott Fitzgerald, et l'Ulysse de Joyce.
Le grand Gatsby présente la bourgeoisie et ses « affaires »de la « génération perdue » expression rapportée par
Hemingway dans
Paris est une fête. (
Gertrude Stein se plaignant auprès d'un garagiste à Paris, le mécanicien lui répond : « vous êtes tous une génération perdue ». Parmi eux,
Faulkner,
Dos Passos,
Hemingway, Joyce, Scott Fitgerald,
La manière stylistique totalement nouvelle de « Gens de Dublin » nous permet de comprendre l'écriture , nouvelle elle aussi, de
Manhattan transfert.
Plus encore, et bien qu'aucun film n'ait intéressé Hollywood, le voyage que
Dos Passos fait en Russie et sa rencontre avec Eisenstein, lui inspire un roman coloré et surtout construit en petits plans très différents les uns des autres. Comme un film.
Pour l'européenne que je suis,
Manhattan transfert est le roman du foisonnement des habitants, parfaitement raconté par le nombre de personnages qui s'égrènent les uns après les autres, et celle de la solitude complète de chacun d'eux. Les récits s'enchainent sans qu'aucun chapitre ou marque nous indique que le héros, ou plutôt l'anti-héros, a changé.
le personnage principal du livre est
la ville, ou plutôt le port de cette île, à travers trois décennies. Manhattan est une île, pas moyen ni d'y entrer ni d'en sortir, sauf par le port (et aussi le pont construit en 1909, unissant Brooklyn à Manhattan)
Les couleurs des habits de chacun sont toujours décrites, comme un rappel (ceci est ma vision et simplement elle) de la grisaille des rails, du port, de l'acier. Il y a du vert, du bleu, du jaune dans les habits, mais une sorte de complaisante immobilité les figent tels qu'ils sont, cherchant leur chemin, trompant le mari qui travaille, attrapés par le tramway.
Les hommes forment une tapisserie multicolore, ils ne semblent pas dans la première partie avoir un quelconque rapport les uns avec les autres, les saynètes se suivent et ne se ressemblent pas. Ils caractérisent aussi des types d'hommes différents : le politique, l'ambitieux, le mendiant, celui qui échoue coûte que coûte, le criminel qui se suicidera, l'actrice femme fatale, dont nous assistons à la naissance et au rejet de sa mère, le marchand, les juifs, constamment présents.
Ceci sur un laps d'une trentaine d'années.
Comment tout ce petit monde se rencontre-t-il ? autour d'un verre. Après
la ville, le deuxième personnage qui lie les individus, c'est la boisson.
Pour entrer dans le roman, j'ai studieusement noté tous les personnages les uns après les autres.
Puis j'ai eu vraiment l'impression de « lire » un tableau d'
Edward Hopper.
Et là, «
Manhattan transfert » a comme sauté sur mes genoux, j'avais besoin de cette grille de lecture. Ce n'est qu'en regardant Hopper, ses verts, ses bleus, ses jaunes, et la solitude de chacun de ses modèles, la manière plaquée et immobile de chacun, que l'on apprécie
Manhattan transfert de
Dos Passos.